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Ying Chen (1998), Immobile

ORION + POROSITÉ - FICHE DE LECTURE

I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE

Auteur : Ying Chen

Titre : Immobile

Éditeur : Boréal

Collection :

Année : 1998

Éditions ultérieures : 2004 – Boréal compact

Désignation générique : Roman (couverture)

Autres informations : s.o.

Quatrième de couverture : « A… ne me laisse pas tranquille. Il m’aime. Il s’épuise à m’apprivoiser, à me transformer, avec l’espoir généreux de m’enterrer plus tard dans le même cimetière que lui. Sûr de son pouvoir, il ne me lâche pas. Il veut une femme moderne et il l’aura. Il s’obstine comme je le faisais autrefois vis-à-vis de mon esclave. Je sais qu’il va échouer tout comme moi. Il va tomber où je me suis redressée. » Il est archéologue et croit à la science. Elle vit dans le passé, sans cesse rappelée vers une existence antérieure, qu’elle aurait vécue dans une contrée lointaine, il y a bien longtemps. Il craint que cette mémoire obsédante ne tue leur amour et fait tout en son pouvoir pour retenir sa jeune femme dans le temps présent. Mais il est impossible d’échapper au passé, car il a été l’instant d’une expérience extrême, dont la fulgurance même a fait que le temps s’est immobilisé. Sous la surface placide de l’écriture, une féroce ironie hante ce roman. Tout en déroulant un récit qui a des allures de conte, Ying Chen nous laisse entrevoir des abîmes. Ceux du couple, de l’amour, de la vie. Envoûtant.

Notice biographique de l’auteur : Ying Chen a publié trois romans. La Mémoire de l’eau (1992), Les lettres chinoises (1993) et surtout L’ingratitude (1995), lui ont valu un auditoire international. Cette dernière œuvre a remporté plusieurs prix et a été traduite en espagnole, en anglais et en italien.

II - CONTENU ET THÈMES

Résumé de l’œuvre : Une femme se remémore une vie ancienne. De sa vie d'autrefois, on sait qu'elle a été abandonnée par ses parents, puis recueillie par une troupe d'acteurs. Elle a chanté à l'opéra avant d'être achetée par un prince à 28 ans. Elle a eu pour amant un serviteur du prince qu'elle cherche dans sa nouvelle vie pour réparer sa faute, celle de l'avoir trahi en dénonçant sa fuite au prince qui l'a fait tuer.

De sa vie actuelle, on sait qu'elle a été élevée à l'orphelinat et qu'elle a rencontré son mari dans un train en allant vers une nouvelle vie et qu’elle est descendue avec lui pour aller en quelque sorte s’enfermer chez lui, être sa femme. A… est archéologue et tente de la ramener dans le présent. Le monde extérieur détecte chez elle une déformation de la mémoire, voire une maladie clinique (p. 119) mais le récit se fait de l'intérieur, selon la conscience de cette femme qui se situe de « l'autre côté de la vie », déjà morte plusieurs fois avant (p. 27).

La narration se déploie en alternance selon le récit de ces deux vies menées en parallèle, le premier étant davantage chargé d’événements, le deuxième étant plus « immobile », pris dans le quotidien, le « présent » dans lequel A… essaie de la ramener, lui-même se laissant entrainer sur la pente chaotique dans laquelle glisse sa femme. À la fin du récit, ils se rendent au bord de la mer où était situé le château du prince, pour que la femme revive son passé et puisse enfin s’en délivrer. Toutefois, cela n’a pas l’effet escompté. Lors d’une baignade qu’ils font le soir, elle se laisse emporter par les flots et son mari la sauve. Dès lors, elle cesse de bouger et de parler. Il demeure avec elle pendant un temps à l’hôtel, puis doit retourner à l’Université (la session est commencée), il doit retourner à la vraie vie pourrait-on dire, et il la laisse ainsi, pour qu’elle choisisse enfin entre le présent et le passé, la vie et la mort, le mouvement ou l’immobilité.

Thème principal : mémoire (poids de la mémoire), ascendance, origine, transmission, passé, héritage.

Description du thème principal : Tout tourne autour de ces questions qui sont intimement liés à la quête identitaire. Autant la narratrice est sans origine, sans ascendance, sans héritage, autant elle est saturée de mémoire et de passé, un « passé qui ne passe pas », selon la formule, mais duquel elle ne veut pas réellement se défaire parce qu’il est, en quelque sorte, sa seule identité, sa seule origine, son seul héritage – mais aussi parce qu’elle a le sentiment qu’elle doit expier sa faute, celle commise dans son autre vie, la trahison de son amant. En ce sens, sa figure se construit en opposition avec celle de son mari A… qui a tout cela : une identité, une origine, des ancêtres. La narratrice, elle, doit se construire entièrement : « Je désire m’inventer des ancêtres à moi, mais je sais la chose impossible. J’ai vécu avant mes parents. À la limite, je peux prétendre que je suis mon propre ancêtre. Je comprends alors la profondeur de ma misère, et me rends compte avec quel scrupule et quelle tendre précaution mon mari de maintenant essaye de me faire croire à l’insignifiance du passé. Il a peur que je m’écroule sous le poids du temps qui s’accumule démesurément dans ma tête, faute d’être consigné dans un cahier comme le sien. Il se sert de son livret généalogique comme d’un solide objet de référence, d’un point de repère indispensable, sur lequel semblent reposer tout son orgueil et sa raison d’être. Il s’enfonce dans sa terre, les pieds bien plantés et lentement rongés par les autres racines connues et inconnues, à tel point qu’il me semble à moitié souterrain, à moitié mort, que son sol devient un rempart contre moi. Mais je l’aime ainsi. Sensible aux odeurs de la terre, il sera sans doute l’homme le plus apte à m’écouter, à prendre mon histoire au sérieux, à me rejoindre. » (10-11)

Revient aussi, de manière plus subtile, le désir de l’héroïne d’échapper aux temps des hommes et de ne pas se voir assignée à la servilité imposée aux femmes – être immobile, c’est aussi résister passivement : « La tension devient énorme entre nous depuis que je lui ai avoué mes extractions antérieures, qu’il aurait préféré ignorer. Et surtout, mon envie de devenir moins femme, de m’élever un peu sur cette échelle infiniment longue qui mène au paradis des hommes. Il n’arrête plus de faire des commentaires sur ma manière d’être. Son inquiétude est telle qu’il me faut désormais fournir les preuves de ma parfaite pudeur et de mon incontestable féminité, et ce à tout moment et dans toutes les circonstances. Je n’ai plus le droit, pour m’asseoir, d’écarter les genoux. Et quand je prends n’importe quel objet, que ce soit une feuille ou une brique, je ferais mieux de me servir de trois doigts au lieu des cinq. En cas de nécessité, je peux avoir recours aux trois autres doigts de l’autre main – il adore cela – mais jamais davantage. Il me faut surtout manger modérément, parler avec retenue, porter des jupes courtes, faire attention à ma coiffure, en un mot, vivre avec élégance. » (11) Description de la « femme idéale » : la femme qui est ignorante et pure (83).

Thèmes secondaires : immobilité, féminité, modernité, temps anciens, relations de couple, amours, trahison.

III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE

Type de roman (ou de récit) : roman / récit

Commentaire à propos du type de roman : Nous sommes dans le roman, mais pas dans le romanesque, peut-être plus proche du récit même s’il y a une densité dans l’écriture et les faits racontés (ceux de « l’autre vie »).

Type de narration : autodiégétique

Commentaire à propos du type de narration : la narratrice assume le récit.

Personnes et/ou personnages mis en scène : Chez Chen, la particularité des personnages (en tout cas dans ce cycle qui comprend ensuite Le champ dans la mer et Querelle d’un squelette avec son double) est de ne pas nommer ses personnages autrement que par une initiale.

Lieu(x) mis en scène : indéterminés.

Types de lieux : un palais d’une autre époque avec ses jardins; appartement contemporain; ville, train.

Date(s) ou époque(s) de l'histoire : Indéterminée. On sait toutefois que le récit se passe sur deux époques éloignées de plusieurs siècles et que le récit principal se passe dans le monde « actuel ».

Intergénéricité et/ou intertextualité et/ou intermédialité : s.o.

Particularités stylistiques ou textuelles : L’écriture de Ying Chen est très typique; dense, poétique, évanescente, imprécise mais très belle. Il y a aussi un certain « épure » du romanesque qui est souvent réduit à peu de chose.

IV- POROSITÉ

Phénomènes de porosité observés : s’il y a un type de porosité ici, il se situerait au niveau de la mémoire, de l’ici et l’ailleurs, du présent et du passé.

Description des phénomènes observés : Je mets en annexe l’ensemble de mes notes sur la question de la mémoire, de l’héritage, du rapport au temps.

La porosité de l’ici et de l’ailleurs tient de la confrontation de deux mondes et de deux visions du monde : l’Ancien et le Moderne. De même que le rapport au temps est différent, l’ici et l’ailleurs se matérialisent dans des époques, des espaces et des personnages différents.

Auteur(e) de la fiche : Manon Auger

ANNEXE :

Notes MA – Journée d’étude « Expériences du temps, de la mémoire et de l’histoire »

NOTE : Le livret généalogique pourrait sans doute être assimilable aux « Grands récits » - les femmes y sont d’ailleurs exclues (9) – le héros contemporain serait celui qui, en quelque sorte, se construit tout seul, non pas en tournant le dos à la famille et à l’amour, mais bien parce que c’est sa condition, d’être seul, de n’avoir lui-même que pour seule ressource, lui-même et sa capacité d’introspection, sa capacité à remettre en cause l’ordre du monde et l’ordre des choses. On peut être saturé de passés, d’images et de souvenirs tout en demeurant immobile, dans un présent qui a son tour nous écrase. C’est résister à un ordre du monde particulier, imposé par les autres et qui ne répond pas à son rythme intérieur. C’est peut-être une sorte de présentisme, mais un présentisme conscient de lui-même, qui cherche des solutions dans l’écoute intérieur, la fidélité à soi. Malgré son engloutissement, l’héroïne d’Immobile est triomphante dans sa résistance. Son mari ne parviendra pas à la ramener du côté du simple présent (celui du perpétuel mouvement) et du côté de l’avenir qui trace la voie aux destinées humaines.

La confrontation se situe entre ces deux expériences et perceptions du temps : « C’est qu’à force de m’observer il ressent de plus en plus un certain manque chez moi, une tendance honteuse à la négligence, à la fuite, une incompréhension des choses pourtant communes, un retard culturel sinon mental. Il croit être témoin d’un conflit entre les siècles. Il craint que la force de ma mémoire ne soit susceptible d’entraîner la déchéance du corps et de l’esprit. Il se met en lutte contre elle. Il essaie de me retenir, de m’adapter à l’air du temps, de me faire oublier mes hommes morts, de m’apprendre à être sa femme et de m’enfermer dans ce rôle exclusif. C’est grave, très grave, dit-il. Il y va de notre bien-être, de notre image et de la survie de notre amour. Il faut que tu sortes de ton temps, mon ange, et me rejoignes dans mon époque. Il ne se contente plus de s’appuyer sur l’histoire de sa famille. Sa conversation déborde de sa région. Il commence à vanter le monde moderne. Un mode qui a miraculeusement évolué depuis quelques siècles, et tolère donc mal l’esprit primitif. / Comme si son époque n’était pas la mienne. » (11-12)

S’y glisse la question de la maternité : « Les enfants ne me serviraient à rien. A… pensait pouvoir, en me faisant concevoir un être nouveau, m’arrimer davantage au présent, ou mieux encore me lancer enfin vers l’avenir. Mais quand il dit cela, il désire mon départ sans le savoir. La naissance de mon enfant attirerait son attention, prendrait dans son cœur la place qu’habituellement il me réserve, et une partie de moi, affaiblie et encore mal remise, se mettraient aussitôt en route vers le siècle suivant. Derrière mon enfant, derrière le regard du père, seul resterait mon squelette, banni du livret généalogique, souvenir assombri et vite effacé. Non, je ne peux pas devenir mère. Je n’ai pas le droit de produire de l’avenir tant que je n’ai pas fini d’être un avenir, que je porte en moi un passé qui ne m’a pas encore délivrée. » (42)

« Il s’empresse d’abord de me moderniser. Non, ça ne se fait plus de nos jours. Oui, c’est différent maintenant. » (55) Elle tente de s’adapter à cette « modernité » : « Alors j’écoute ses conseils, quand il parle je l’imite mieux qu’un perroquet, déterminée à marcher vers lui, à le suivre de près, à me conformer à son allure, et si possible à me fondre en lui. J’ai honte de moi et ne demande qu’à m’effacer. Je ne peux survivre qu’avec lui et par lui. Le passé doit disparaître dans le présent. Hélas, ma réticence est malgré moi toujours un peu trop forte. » (57)

Note : à un moment, vers la fin, A… prétend que « s’il étudie les os et les ruines, c’est pour assumer non pas la continuité de l’histoire, mais son incohérence. Évolutions radicales, disparitions mystérieuses, hasards, surprises, il prétend que seules ces choses-là l’intéressent. […] C’est pourquoi le passé et l’avenir ne comptent pas pour lui. » (128) La narratrice est consciente qu’il se contredit, elle le lui fait remarquer en soulignant l’intérêt qu’il porte au Livret de ses ancêtres. Il répond que ça ne le gêne pas de se contredire, puisque c’est ainsi que « la science avance » (129).

Citations sur le « moderne » : Ici, le moderne s’oppose à l’Ancien (la vie antérieure d’une autre époque) et non au contemporain – mais c’est justement l’appartenance à des âges différents, le fait de ne pas être de la Modernité pure et simple (réduite à sa plus simple expression) qui donnerait son caractère original au héros contemporain. Elle dit elle-même : « Ne me pousse pas dehors où tout m’étourdit et où rien ne me concerne. Essayons, en un mot, de vivre une vie plus ancienne. » (85) « Il veut une femme moderne et il l’aura. » (13) « Je m’efforcerais de tout oublier, de redevenir insensible et moderne. » (18) Le héros moderne est le héros des grands récits, celui qui maîtrise le mieux la parole monumentale : « Puis, à force de réfléchir, je comprends que je suis tombée dans une époque orale. Les forts ne sont plus les hommes d’épée, mais les plus éloquents. La langue est devenue une arme, un outil efficace. Celle de A… semble mille fois aiguisée, assouplie, endurcie, adaptée à toutes les circonstances sans doute. Avec une telle langue, il est invincible. Ses ennemis reculent, ses maîtres sourient, le public applaudit, la gloire lui tend les bras. Je l’imagine très bon vendeur, excellent politicien, et bien sûr remarquable professeur. Saurait-il que toutes les portes lui seront ouvertes sans grande résistance? Même dans les activités les plus silencieuses, l’archéologie par exemple, il se débrouillera bien, parce que l’important n’est pas le résultat mais bien le rapport qu’il saura présenter avec son éloquence coutumière. Ce que le général avait autrefois réussi avec son épée, A… peut l’obtenir aujourd’hui grâce à sa langue. La nature de l’exploit est le même. Il a tort de croire que nous vivons dans une époque sans héros. Lui-même selon moi est un héros. J’ai devant moi un héros. » (34-35) « Je ne suis pas faite pour cette vie moderne. Je ne suis pas née pour vivre. » (54) Le héros moderne est celui qui ne doute pas, ne remet pas les choses en question : « C’est un professionnel, un scientifique, il sait exercer son métier de façon impersonnelle, se protéger contre les doutes qui ne cessent d’émerger de sa recherche quotidienne. » (58)

« N’ayant pas tous les jours besoin de vivre [à l’époque], je restais au lit la plupart du temps. La lassitude que je ressentais à l’époque égalait presque celle d’aujourd’hui. A… serait étonné d’entendre cela. L’ennui est un sentiment éminemment moderne, me dirait-il, il nous appartient à nous, qui avons la chance de vivre dans ce temps où nous pouvons tout avoir, au point que nous ne désirons plus rien. […] Je me félicite donc d’avoir dépassé mon époque en acceptant de vivre à la légère, blottie contre la froideur des murs du palais, dans une passivité maladive, plaisamment sarcastique, loin de tout héroïsme. » (61)

* Ces héros, en revanche, ne sont pas héroïques au sens traditionnel du terme.

La vie, le destin se jouent sans doute du héros contemporain qui a très peu la possibilité d’agir sur le monde : « Le hasard n’existe pas. Je ne suis qu’un pantin dont une vie ancienne tire les fils. » (117) Elle est face aux médecins qui la regardent avec pitié – médecins et scientifiques qui sont aussi l’incarnation de l’esprit moderne : « Une telle conviction ne peut qu’inspirer de la pitié aux médecins, qui, enveloppés dans le velours épais de la science, ont l’habitude de marcher à petits pas mesurables, l’air toujours prudent, toujours méfiant. Ils s’affairent autour des limites raisonnables, comme on saute à la corde, ni trop loin ni trop près, s’autorisant quelques petits mouvements de va-et-vient. Ils ne risquent rien, ils sont infaillibles. Les prix les attendent, les collègues le surveillent, l’humanité entière est à leur remorque, ils ne doivent pas hésiter. J’ai envie de troubler leur confort, de les voir trébucher, de les faire sursauter. » (117) La citation le plus probante sur la Modernité et ses ravages : « Quelques heures suffisent, dit-on, pour parcourir la voie maternelle, et pourtant cela paraît m’avoir pris des siècles, puisque je ne reconnais plus ce monde. Les frustres villages que j’avais l’habitude de traverser du temps de la troupe d’opéra ont fait place à des villes prospères. Le triomphe du métal est irrévocable, de même que la défaite de la terre. Je vois les traces de destruction et l’évidence de la prospérité. Non seulement le monde tourne, dit-on, mais il avance. L’histoire est une valse où les danseurs ne comptent pas. Alors je chante. Ma voix danse. Elle va et vient. Avance et recule. » (123) Quelques lignes plus loin : « Hormis quelques changements apparents qui ne touchent pas le moi profond, qui n’ont pu m’épargner la difficulté de naître ni la confusion de vivre, et me sont par conséquent complètement indifférents, j’ai l’impression de n’avoir rien perdu ni rien gagné sur le chemin de mon retour. J’ai perçu le grand mensonge que fabrique la machine de l’histoire. L’illusion collective. Les quelques siècles de vicissitudes racontées dans d’innombrables livres égalent le néant que j’ai traversé en un clin d’œil. Personne ne veut l’avouer. C’est pourtant facile à constater. On aime tant la fiction. On ignore le vide. Tout le monde vient du vide et personne ne s’en souvient. Mais moi j’ai de la mémoire. Je la fortifie en chantant. » (123-124) L’histoire et, surtout, l’idée d’évolution, ne seraient qu’un leurre, un mensonge, une illusion.

« La création d’un élément sublime, sinon sa survie, doit beaucoup à la destruction d’éléments moins prestigieux. La place des bourreaux est donc indéniable dans l’histoire, leur contribution importante pour l’évolution des espèces, car ce sont eux qui assurent la sélection naturelle et maintiennent l’équilibre de la planète. » (134)

Citations sur la mémoire : « Ma mémoire devient incontrôlable. Une cellule maligne. » (16)

Le héros contemporain est saturé de mémoire et de passé. S’accrocher à un présent et y rester immobile est sa porte de sortie, son ancrage dans la ligne du temps. « J’éprouvais le besoin de m’appuyer quelque part, ne fût-ce qu’un moment, de m’attarder dans un présent. » (39)

« Les désaccords entre mon mari et moi sont surtout dus à ses tentatives pour me normaliser et pour remodeler ma mémoire. » (83)

« Non, je n’ai pas la moindre intention de créer de nouveaux malheurs, de prendre ainsi le risque de me lancer dans une autre vie chargée du fardeau d’une mémoire insatiable, alourdie par le regret et le besoin de me racheter. Divisée en morceaux, saturée de références, contradictoire et impossible à secourir, éloignée à jamais de la rive tant désirée. » (118)

Selon les médecins, sa maladie n’est pas autre chose qu’une « déformation de la mémoire » (119)

[méfaits de la mémoire, circularité de l’expérience] « Je suis l’exemple vivant des méfaits de la mémoire. Comme cette quête du passé qui me préoccupe tant reste sans résultat, j’ai le sentiment de gaspiller ma vie actuelle, de la rendre stérile sans espérer que vienne me récompenser quelque fleur de l’autre temps. Ainsi l’insuffisance de l’ancienne vie est-elle prolongée par celle de la nouvelle. Comment faire pour me sauver? Et comment ne rien faire? » (154)

Citations sur la quête identitaire : La maitrise de soi : « [à propos de S… :] On aurait dû, au lieu de l'opérer, l'étrangler tout simplement, et mieux encore, le faire dès sa naissance, le rejeter dans le temps où il aurait poursuivi son errance avec une mémoire sans tache, jusqu'à ce qu'il renaisse sous un meilleur jour, devienne maître de soi. » (27) Les ancêtres : « Pendant les longues nuits à l’orphelinat, pour apaiser le chagrin du jour et la peur du lendemain, je plongeais dans les livres qui racontaient la gloire et la défaite de mes prétendus ancêtres. Les gens de l’orphelinat, qui d’ordinaire n’avaient que pitié pour les enfants perdus, disaient par générosité et ouverture d’esprit que tout le monde pouvait avoir des ancêtres, qu’il suffisait de le vouloir. Car l’existence des ancêtres, bien plus que celle des parents effectifs, paraît impersonnelle, vague, nimbée de fiertés collectives, acceptable par tous, quelle que soit leur condition. Elle peut émouvoir des foules, soulever le cas échéant un peuple entier contre une autre race. Les esclaves comme les maîtres, les ratés comme les parvenus, tous ont le droit de s’engager côte à côte pour les mêmes causes, et le devoir de servir les mêmes ancêtres et de s’armer contre les ennemis d’ascendance différente. C’est ainsi que nous aurions accès à une ombre de solidarité, d’égalité, de liberté. C’est donc une chance inouïe d’avoir des ancêtres. L’idée ne me déplaisait pas complètement. L’antiquité me semblait une bonne source de distraction. Le destin des empires inonde le mien. » (52) « Il me fallait plusieurs existences pour remplir mon néant, me délivrer de cette solitude orpheline. Pour que ma vie actuelle eût un sens, à moi aussi il fallait une histoire, sinon plusieurs, même si cela n’était qu’une invention, un mensonge. » (54)

Le bord de la route est son lieu originel. Le héros contemporain serait-il sans origine stable? Sur le sujet, la narratrice dit : « Mais mon véritable malheur, c’est que, à cause de mes vies successives, je dois avoir plusieurs paires de parents. Je ne sais où ni lesquels chercher. Ce genre d’exercice (l’évocation généalogique) ne m’est pas destiné. Il a été inventé pour le bonheur des gens solides et simples, aux origines claires et à la mémoire courte. Encore une fois je suis exclue. » (93)

Citations sur l’immobilité : « Je restais assise sur une chaise à peu près propre, immobile et sans volonté, comme si c’était déjà la dernière étape de mon voyage. » (38)

La narratrice affirme avoir l’impression de n’avoir vécu que lorsqu’elle était en mouvement avec l’opéra (le reste de sa vie n’est qu’immobilité du corps et vagabondage de l’esprit) : « Alors que je n’avais jamais vraiment vécu, me semblait-il, que quand je faisais partie de la troupe d’opéra où seul le mouvement importait. Depuis que j’avais quitté la scène, que le palais m’avait récupéré, j’avais cessé de vivre. Quand on n’est pas le joueur, on devient le jouet. » (122)

Pour la guérir, on lui suggère de rester immobile (de se reposer, certainement) et elle prend cela au pied de la lettre quand elle se baigne : « Je nage longuement vers lui. Mes forces en vain s’épuisent. Je me demande si mes efforts sont bien nécessaires. Ne m’a-t-on pas suggéré de rester immobile? Alors je m’arrête. » (151)

« Je préfère traîner mes jours indignes et vains, dans les ténèbres de la mémoire, loin de lui, loin de tout espoir de guérison, afin que tout s’achève naturellement. Alors je reste là, immobile et sans défense. Comme un rocher. Un rocher parmi d’autres que la ville décidera de réduire en poussière pour quelque cause urgente, et sans doute grandiose. » (155)

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