FICHE DE LECTURE

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : Jean D’Ormesson Titre : Mon dernier rêve sera pour vous. Ce titre est utilisé à plusieurs reprises dans le roman. C’est une phrase que murmure à Chateaubriand une de ses maîtresses, alors qu’elle est mourante. Chateaubriand lancera la même phrase à Mme Récamier peu avant de mourir. Lieu : Paris Édition : JC Lattès Année : 1982 Pages : 445 Cote : PQ 2629 R58 M6 1983 Désignation générique : Une biographie sentimentale de Chateaubriand

Bibliographie de l’auteur : Très abondante. Surtout des romans et des essais. Il est membre de l’Académie Française

Biographé : François-René de Chateaubriand

Quatrième de couverture : Uniquement des reproductions de commentaires critiques (admiratifs, est-il nécessaire de le dire !) parus dans divers journaux.

Préface : Aucune

Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : 1) Une rubrique intitulée «Éléments de biographie» permet à d’Ormesson de dire quelques mots en son nom : «Cette biographie sentimentale n’est pas un travail d’érudition » (p.407). Il explique ensuite que ses principales sources ont été des documents contemporains à Chateaubriand, des témoignages d’époque, des correspondances, des autobiographies, etc. Il conclut : «Enfin, l’essentiel de ce livre vient de Chateaubriand lui-même» (p.408) et il renvoie le lecteur aux ouvrages de Chateaubriand, dont les Mémoires d’outre-tombe qu’il qualifie de chef-d’œuvre de l’auteur, mais aussi «peut-être de toute notre littérature.» (p.408) 2) Une section, au début de l’ouvrage, ou est indiqué, «avec, dans les rôles principaux, par ordre d’entrée en scène…» ainsi que la description du décor qui « représente successivement une rue de Paris sous Louis-Philippe, une forêt en Amérique », et ainsi de suite et se conclu humblement par « une chambre presque nue avec un lit de fer, une boîte en bois blanc et un crucifix. » (p.12) Tout cela rappelle, bien sûr, les procédés du théâtre. 3) Aussi accompagné d’un index et d’une chronologie.

LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :

Auteur/narrateur : Le narrateur et l’auteur sont assurément deux entités identifiables, puisque la position du narrateur pour raconter l’histoire est celle de l’auteur, soit quelqu’un qui écrit depuis le 20e siècle, avec le regard quelque peu amusé, voire parfois condescendant, de l’homme d’un autre siècle. Exemples : « …escalabreux, selon un mot de l’époque qui dit bien ce qu’il veut dire, même si le sens exact en reste obscur… » (p.29) Toutefois, en construisant sa position de narrateur, l’auteur se fictionnalise quelque peu, au sens où il devient un « nous » qui raconte à la manière du biographe ou de l’historien. Il avoue toutefois sa « non-omniscience », plus propre au narrateur de fiction : « Par une lettre, par un message, par une rencontre, par la rumeur publique, je ne sais pas, René apprit… » (p.145)

Narrateur/personnage : Des extraits de l’œuvre de Chateaubriand sont repris à l’intérieur de la narration, ce qui fait que leurs voix se côtoient à certains moments. Le narrateur a, de plus, accès aux pensées du personnage. Le narrateur-biographe cherche la vérité à travers les diverses propositions faites par le personnage, soit dans sa correspondance ou dans ses mémoires ; il tergiverse, en fait, incertain comme l’exige l’entreprise biographique, exposant les diverses possibilités comme les diverses facettes du personnage, bien que lui, le narrateur, semble toujours détenir, en fin de compte, le fin mot de l’affaire : « […] Il ne s’agit que d’un prétexte lénifiant pour expliquer le voyage à Rome de sa maîtresse mourante : aucun médecin n’aurait pu lui conseiller un déplacement aussi long dans l’état de délabrement où elle se trouvait. Chateaubriand est plus près de la vérité dans un autre passage des Mémoires d’outre-tombe : “Quand je partis de France, nous étions bien aveugles sur Mme de Beaumont : elle pleura beaucoup.” Dans les écrits publics de Chateaubriand, ces larmes sont attribuées à l’état de santé de Pauline. Il est trop clair qu’elles étaient dues bien plutôt à l’infidélité et à l’éloignement de l’amant : pendant que René pleurait Delphine, Pauline pleurait sur René. » (p.90) Est significatif également, à mon avis, cette façon qu’a le personnage biographé d’échapper malgré tout au narrateur. Ce dernier doit « suivre » son personnage qui est doté d’une vie et d’une volonté totalement autonome qui ne se plie guère aux lois du récit : « Jusqu’ici, nous avons suivi Chateaubriand année après année ou parfois mois après mois ; il nous faudra maintenant le suivre heure par heure. » (p.293)

Biographe/biographé : Chateaubriand est appelé par tout un chacun, et, surtout, par le biographe, l’Enchanteur. Il est aussi le « génie », l’être paradoxal par excellence, qui prône d’un côté le «génie du christianisme » et, de l’autre, convole avec de nombreuses maîtresse tout au long de da vie. La relation bio/bio n’est ni étrange ni complexe, mais elle a un quelque chose de racoleur : d’Ormesson semble vouer une admiration sans bornes à Chateaubriand (la figure historique) mais martyrise quelque peu Chateaubriand le personnage. Tel qu’il se présente ici, ce dernier est le stéréotype parfait du Romantique : amoureux du malheur, capricieux, ambitieux mais désorganisé, séducteur, volage, égocentrique, narcissique, etc. L’auteur l’amène près des abîmes du ridicule et, juste au dernier moment, l’en préserve. Il n’y a pourtant pas ici de désir de réhabilitation ; le biographe ne lutte contre aucun discours, ne défend pas Chateaubriand, l’admire, mais en fait ressortir le caractère ambivalent qui lui donne l’air davantage d’un enfant que d’un grand homme. Cette relation bio/bio se trouve mise en relief dans des traits chargés d’ironie : « Après sa mort [la duchesse de Duras, la protectrice de Chateaubriand qui était amoureuse de lui mais se voyait reléguer au rang de “chère soeur”], René, devenu vieux, mais toujours incorrigible, allait la couvrir de fleurs, comme il avait, jadis, couvert trop tard de baisers le corps déjà froid de Pauline [sa deuxième amante]. Parce qu’il était un grand écrivain, il allait, du même coup, trouver les mots les plus justes et les plus nobles pour décrire une attitude qui ne l’était guère. » (p.109) Il apparaît évident, en contrepartie, que d’Ormesson est allé à Chateaubriand par le biais de Mémoires d’outre-tombe, œuvre qu’il admire par-dessus tout : « Peut-être est-il temps de dire ici, avec les mots les plus simples, que les Mémoires d’outre-tombe constituent un des cinq ou six monuments majeurs de la littérature française. Si notre langue est ce qu’elle est, les Mémoires d’outre-tombe y sont pour quelque chose. » (p.206)

Autres relations : Le rapport auteur/lecteur est très important, donnant à l’occasion dans le paternalisme. L’auteur explique en fait, au lecteur qui est son contemporain français, le contexte social de l’époque et donne diverses explications en se servant de ses références à lui : « À la fin du XVIIIe siècle, l’Angleterre ressemblait aux gravures de Hogarth et aux fils de Tony Richardson et de Stanley Kubrick sur Tom Jones ou Barry Lindon. » (p.33) / « … deux épisodes parallèles de notre histoire littéraire. » (p.307, je souligne). Le lecteur est aussi convoqué à quelques reprises lorsqu’il s’agit d’attirer son attention sur certains détails : « Une liaison agitée l’avait déjà unie à… à qui donc ? Devinez ! » (p.225)

L’ORGANISATION TEXTUELLE

Synopsis : L’histoire est beaucoup trop dense pour être résumée. Comme l’indique sa désignation générique, il s’agit de faire la biographie de Chateaubriand en insistant particulièrement sur les amours de celui-ci, le reste faisant office d’actions secondaires. Le roman s’ouvre par un prologue où Chateaubriand, à la fin de sa vie, rédige ses Mémoires et en fait la lecture à Juliette Récamier, celle de ses nombreuses maîtresses qui a su, avec le temps, s’imposer dans le cœur de l’Enchanteur. Le premier chapitre s’ouvre sur les 25 ans de François-René et décrit son exil en Angleterre. Dès lors, commence la succession des femmes qui feront battre son cœur : « Charlotte ou le malheur », « Pauline ou la gloire », « Natalie ou la folie », « Juliette ou l’amour », « Cordélia ou le pouvoir », « Hortense ou le plaisir » . Les figures de femmes foisonnent donc autour du grand homme au point de se superposer les unes aux autres. Mais cette biographie sentimentale s’oriente finalement de manière à présenter, dans l’épilogue, l’hypothèse que le grand amour de Chateaubriand est Mme Récamier : « Et, toute vêtue de noire [Récamier], elle se tenait en pleurant au chevet de l’Enchanteur qui avait aimé tant de femmes – et peut-être pourtant une seule. » (p.394)

Ancrage référentiel : La correspondance, notamment, occupe une grande importance bien qu’elle ne constitue jamais une preuve formelle (À cet égard, d’Ormesson donne deux versions d’une même lettre, une originale et sa version remaniée dans les Mémoires d’outre-tombe, voir p.296-298) : « Ce qu’il y a d’étonnant avec Chateaubriand, comme avec la plupart des écrivains, des artistes, des hommes politiques du XIXe siècle, c’est que nous sommes en mesure de les suivre jour par jour, et parfois heure par heure, à travers leur correspondance. Pour les époques précédentes, à quelques exceptions près, la documentation est beaucoup moins riche. Et, à partir de la fin du premier quart du XXe siècle, le téléphone effacera une bonne partie des traces : le malheureux historien, ou le critique, mettra tous ses espoirs dans les écoutes téléphoniques qu’en dépit de tous les droits de l’homme il souhaitera avec cynisme aussi nombreuses et vigilantes que possible. » (p.237) Les Mémoires d’outre-tombe sont aussi un document central, mais pour mesurer l’écart entre la vie de René et la transposition qu’il en a faite.

Indices de fiction : Chateaubriand est à l’occasion « personnage » avec lequel l’auteur se permet d’ « imaginer » : « je l’imagine en train de rêver… » (p.137). Les indices les plus probants de fiction sont la présence de scène dialoguées ou la narration passe du passé simple au présent de l’énonciation. Aussi, l’accès aux pensées des personnages constitue un important indice (exemple, p.307, où René pense aux femmes qu’il a aimé, ce qui est en accord avec le ton de la biographie « sentimentale »).

Rapports vie/œuvre : Chateaubriand essaie assurément de faire de sa vie une œuvre : «… la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle n’auraient pas été ce qu’ils sont. Ceux qui viendraient plus tard les verraient par ses yeux. L’histoire de l’époque serait son œuvre. Il serait à lui seul la couleur de son temps.» (p.22) Mais, lorsque la vie est contraire à ses desseins, il doit changer de stratégie : « Ne pouvant plus mettre sa grandeur dans sa vie, il va la mettre dans son œuvre. Et, cette fois, dans l’adversité, avec bien plus d’éclat encore que, naguère, dans ses triomphes. Parce qu’elle se heurte à des obstacles intérieurs et extérieurs, parce qu’elle ne va jamais au bout de ses grandes espérances, son existence n’est pas le chef-d’œuvre qu’il avait imaginé ; mais de la relation de cette existence et de ses illusions perdues il va faire un chef-d’œuvre, un chef-d’œuvre incomparable, un chef-d’œuvre absolu. La statue de l’écrivain s’édifie peu à peu dans la niche du diplomate que le congrès de Vérone n’aurait pas suffi à sauver dans la mémoire des hommes. Le récit de sa vie l’emporte de loin sur sa vie. Pour Chateaubriand, grâce à la littérature et dans la littérature, c’est le succès qui échoue, et c’est l’échec qui réussit. » (p.207) On peut voir dans cette façon d’adapter sa vie en œuvre une façon de justifier les manquements de la première : « Déjà, comme il le fera avec un éclat incomparable dans les Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand transforme en une œuvre d’art destinée à durer des épisodes passagers de sa vie cahotante, pleine de ruptures, d’oublis et d’infidélités. » (p.151) En outre, le biographe remarque, non sans une certaine ironie amusée, après avoir mis en relief une phrase suave, mais pleine de mauvaise foi que Chateaubriand envoie à une maîtresse : « Et il faut avoir écrit les Mémoires d’outre-tombe pour qu’elle lui soit pardonnée. » (p.247) En d’autres mots, l’œuvre permet d’excuser les manquements faits dans la vie ! Voir aussi la rubrique « Thématisation de l’écriture et de la lecture ».

Thématisation de l’écriture et de la lecture : Peu thématisées, l’accent étant mis sur la vie sentimentale de Chateaubriand. Toutefois, les Mémoires d’outre-tombe étant l’œuvre préférée de d’Ormesson, il avance l’hypothèse que les histoires sentimentales de Chateaubriand ont servi de réflexion pour la constitution des Mémoires : « On dirait que la passion ne cesse jamais pour lui de se teinter d’esthétisme. Il prend la pose, tout naturellement, et les amours, peu à peu, gagnent leur place dans son œuvre. Peut-être, l’une après l’autre, n’ont-elles jamais été là que pour constituer, après coup, des chapitres de ses Mémoires ? Mon Dieu ! comme il a longtemps essayé, sans jamais y réussir, de réduire le monde et la vie à un mot, à un regard et à les enfermer dans l’instant !» (p.126)

Thématisation de la biographie : La biographie est à l’occasion thématisée par des répliques du narrateur qui mettent en lumière sa fonction de régisseur : « Pauvres mortels sans génie, nous ne sommes pas capables, comme lui, de poursuivre plusieurs proies à la fois. Nous retrouverons plus longuement la belle, la merveilleuse Delphine. Elle ne nous intéresse maintenant que parce qu’elle désespère… » (p.80) / « C’est la scène que nous avons vu, rue du Bac, tout au début de ces pages… » (p.322) On ne peut laisser mieux voir les fils de la toile, mais comme l’intrigue est plus emmêlée et romanesque que celle d’un roman, on pardonne au biographe de nous prendre ainsi par la main ! Il y a souvent des allusions au fait que la vie de Chateaubriand a un caractère romanesque, comme si la réalité dépassait la fiction : « Lui avait succédé [à Chateaubriand auprès d’une de ses maîtresse], beaucoup plus matériellement et prosaïquement…, eh bien !… qui donc ? Devinez ! Comme dans un roman bien fait, comme dans une pièce de théâtre où il s’agit, faute de ressources, de limiter le nombre des acteurs, ce fut Mathieu Molé [un personnage qu’on a déjà rencontré]. » (p.158) L’entreprise biographique est également thématisée de biais par la possibilité qu’elle offre de présenter des interprétations multiples d’un même événement : « On peut donner à ces retrouvailles une interprétation romantique. On peut aussi ironiser. On peut se laisser aller à une émotion où un peu de résignation commence à se mêler au bonheur retrouvé. Écoutons plutôt les mots dont se sert Amélie pour raconter… » (p.275) Un paragraphe important thématise directement la biographie : « Rien de ce qui est raconté dans ces pages sur ses amours infidèles n’aurait le moindre intérêt si tous ces visages de femmes n’étaient, à la fois, dissimulés et révélés par les Mémoires d’outre-tombe. On aurait tort de s’imaginer que la vie des grands hommes offre quelque modèle que ce soit à ceux qui les admirent. Il ne suffit pas de boire comme Verlaine, de faire la révolution comme Malraux, d’être homosexuel comme Proust, ou couvert de femmes, monarchiste et chrétien comme René de Chateaubriand pour avoir du génie. Il faut d’abord avoir du génie ; ensuite, on se débrouille comme on peut avec une vie quotidienne dont rien ne demeure négligeable à partir du moment où tout y est soutenu par le talent et la passion. Alors, le moindre détail se révèle incomparable ; le moindre secret, irrésistible. C’est quand il y a quelque chose au-dessus de la vie que la vie devient belle. » (p.206)

Topoï : La vie sentimentale et politique de Chateaubriand, l’Histoire, la Monarchie, les femmes, l’amour, l’infidélité, le malheur, le génie, la religion, etc.

Hybridation : Entre biographie et roman. L’auteur prenant une posture de biographe-narrateur, entremêlant vérité factuelle et procédés de fiction, doutes et interprétations.

Différenciation : La volonté de se différencier de la biographie traditionnelle n’est pas nette. Il y a ici une façon un peu bourgeoise de faire de la biographie.

Transposition : Il n’y a pas de formes évidentes de transposition, mais on peut sans doute parler de transposition de l’œuvre (les Mémoires) puisque c’est elle qui a servi de matrice à toute l’entreprise. N’étant pas familière avec cette œuvre, il m’est difficile de voir jusqu’à quel point d’Ormesson en a reproduit l’essence.

Autres remarques :

LA LECTURE

Pacte de lecture : Pour un lecteur « ordinaire », je pense que le pacte peu être quelque peu déconcertant : la quatrième de couverture présente des commentaires critiques qui donnent l’impression d’une œuvre littéraire achevée, mais elle fait plus, à mon sens, dans le « grand public » ne serait-ce que par sa taille colossale. Le titre ne mentionne pas qu’il s’agit de Chateaubriand, d’où, peut-être, une certaine fragilisation du cadre pragmatique de lecture. Mais, dans l’ensemble, c’est plutôt confortable comme lecture en évitant les blancs là où l’on ne connaît pas la vérité et pimentant certains moments par des scènes et des dialogues.

Attitude de lecture : Le découpage en parties par les noms des maîtresses, la section «avec, dans les rôles principaux, par ordre d’entrée en scène…» et la description du décor qui rappellent le théâtre donnent à croire qu’il s’agit d’une biographie dont le traitement est original. Elle l’est, dans une certaine mesure, mais pas suffisamment pour garder l’attention bien longtemps. Le foisonnement des détails, des personnages et des intrigues est parfois trop étourdissant et, surtout, le style de l’auteur tombe parfois dans une certaine lourdeur, au point qu’on a l’impression que le manuscrit a été rédigé très vite et que la publication en était d’avance assurée non à cause de sa qualité, mais à cause de la notoriété de d’Ormesson.

Lecteur/lectrice : Manon Auger