FICHE DE LECTURE

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : Philippe Sollers Titre : Casanova l’admirable Lieu : Paris Édition : Plon Année : 1998 Pages : 266 p. Cote : PQ 1959 C6 Z88 (un exemplaire format poche appartient aussi au groupe de recherche) Désignation générique : Aucune

Bibliographie de l’auteur : Plusieurs romans et essais (voir bibliographie complète p.264-265). Aussi quelques biographies de peintres et de musiciens (dont Mozart).

Biographé : Giacomo Casanova

Quatrième de couverture : Extrait du livre qui établit clairement le rapport du biographe au biographé ainsi que le projet qui préside à l’élaboration de la biographie : «On croit savoir qui est Casanova. On se trompe. On n’a pas voulu que Casanova soit un écrivain (et disons-le calmement : un des plus grands écrivains du dix-huitième siècle). On en a fait une bête de spectacle. On s’acharne à en fournir une fausse image. Les metteurs en scène qui se sont projetés sui lui l’ont présenté comme un pantin, une mécanique amoureuse, une marionnette plus ou moins sénile ou ridicule. Il hante les imaginations, mais il les inquiète. On veut bien raconter ses “exploits galants”, mais à condition de priver leur héros de sa profondeur. Bref, on est jaloux de lui, on le traite avec un ressentiment diffus, pincé, paternaliste. Il s’agirait plutôt de le concevoir enfin tel qu’il est : simple, direct, courageux, cultivé, séduisant, drôle. Un philosophe en action.»

Préface : Aucune

Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : Côte à côte, des épigraphes de Casanova et de Rimbaud. À quelques reprises, l’auteur aura l’occasion de faire des rapprochements entre ces deux auteurs qu’il semble admirer également.

LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :

Auteur/narrateur : Deux figures que l’on peut aisément associer. Narration au «je» et celui-ci occupe beaucoup de place. La figure intellectuelle de l’auteur plane au-dessus du texte, laissant place à des fragments autobiographiques, ainsi qu’à une certaine rêverie et à de nombreuses digressions : «J’aime imaginer ce transfert clandestin de 1945…» (p.14) Il se représente lui-même comme narrateur, racontant, au début de la biographie, sa visite à Prague et à Duchkov pour voir le château où est mort Casanova : «Le narrateur vient de New York, en passant, une fois de plus, par Venise.» (p.25) / «Le narrateur ne dit rien, il marche, il se faufile, il vérifie qu’il y aura tout à l’heure un peu partout des concerts, [etc.]» (p.26) Outre cette présence autobiographique, le narrateur est présent en tant que figure conductrice du récit : «Cependant, Casanova ne tombe pas du ciel : il est temps d’arriver à Venise au début du XVIIIe siècle.» (p.46) Et à partir du moment où le récit devient plus «biographique», le narrateur occupe beaucoup moins de place, même si il continue d’émettre beaucoup de commentaires fortement teintés par sa subjectivité. Le narrateur prend ainsi partie de la position géographique et historique où il se trouve pour faire des liens entre le monde dans lequel vivait Casanova et le monde actuel. Par exemple : «Par moments, on dirait la collection Harlequin subvertie par le détournement dans la description elle-même : art très subtil qui table sur la persistance inéluctable des clichés amoureux.» (p.69)/ «Prophétique Casanova : ne voyons-nous pas, aujourd’hui, des séances télévisées populaires avec chiffres, lettres, orthographe, roue de fortune, questions pour dictionnaires, tourbillons de culture ?» (p.81) / «Ce disque étant désormais usé, on se demande quelle pourrait être aujourd’hui la déclaration d’un tempérament vraiment libertin.» (p.102) / «Et si Casanova était mis en prison aujourd’hui, l’humour noir serait de vouloir le rééduquer en lui proposant d’étudier à fond les œuvres complètes de Pierre Bourdieu, par exemple.» (p.111) Le narrateur en tant que figure et personnage revient à la toute fin de l’œuvre pour boucler le récit : «Le soir du 4 juin 1998, dans un coin silencieux de Venise, j’ai ouvert un cahier et écrit ce titre : Casanova l’admirable. J’avais l’Histoire de ma vie avec moi, et, depuis des années, des notes. Le reste a suivi. Il n’est peut-être pas inutile, à la fin du XXe siècle, de publier cela, en français, à Paris. » (p.261)

Narrateur/personnage : Les deux voix se juxtaposent par le biais des citations empruntées à Casanova et sur le canevas d’une mise en page aéré sans titres ni chapitres (donc, par blocs). Les différents morceaux se suivent les uns les autres comme autant de pièces détachées qui forment la figure de Casanova et du narrateur confondus. Les extraits d’Histoire de ma vie occupent ainsi environ 40 % de la narration, comme si l’auteur, s’adressant à un lecteur n’ayant pas lu Casanova, avait voulu en extraire les parties les plus fortes ou, du moins, les plus susceptibles de recréer l’image de Casanova.

Biographe/biographé : C’est la figure de Casanova écrivain qui intéresse le biographe et, surtout, sa réhabilitation dans l’histoire littéraire et l’histoire tout court : «Voilà ce que le Spectacle veut éviter à tout prix : la représentation d’un Casanova jeune, courageux, libre, émouvant.» (p.91, souligné dans le texte) / «Casanova serait alors une sorte de Copernic ou de Galilée d’un nouveau genre, événement qui, à mon avis, n’a pas été assez remarqué.» (p.181) Il reprend ainsi certains témoignages ou commentaires sur le biographé pour les commenter de façon sarcastique ou ironique : «et on voit à quel point la thèse classique d’un Casanova simple “jouet” du désir féminin est fausse, quoique très intéressée à se maintenir.» (p.94) Il prend divers détours pour prouver le «génie» de Casanova : «Pour que la crudité et la violence “vieillissent” bien, il y faut du génie (celui de Sade ou de Céline). Casanova, lui, a un immense talent picaresque : autre forme de génie.» (p.69) Il décortique, analyse, «pense» Casanova, et les commentaires alternent avec le fil biographique. Mais, surtout, le biographe offre sa propre lecture d’Histoire de ma vie, en dégage le sens, la beauté et la philosophie, soulignant sans cesse que Casanova est mal lu et mal jugé depuis toujours : «On oublie, le plus souvent, cet art de la composition chez Casanova. On cherche les passages “érotiques”, on en fait des morceaux choisis ; on perquisitionne ses prétendues faiblesses ou ses maladies ; on le dote d’un inconscient rétroactif qui correspond aux frustrations qu’il dévoile chez nous ; on ne tient pas compte de ses démonstrations, de ses gradations ; on évacue l’Histoire (la grande comme la petite) de l’Histoire. On fait comme si la société qu’il décrit n’était pas aussi celle de tous les temps.» (p.72) (Voir aussi quatrième de couverture). On peut ainsi s’interroger sur le rapport d’identification que le biographe établit avec le biographé, comme si, en refaisant le procès de Casanova, il faisait aussi le sien…

Autres relations : À l’occasion, narrateur et narrataire, au « nous » : «Frottons-nous les yeux et lisons.» (p.20) – plutôt une forme de rhétorique, une manière de rythmer le récit : «Pour l’instant, nous sommes dans la découverte du Paris de Louis XV […]» (p.88) – Ou une identification avec le lecteur : ««Et pourtant, nous le lisons comme s’il nous avait communiqué un manuscrit sous le sceau du secret.» (p.183)

L’ORGANISATION TEXTUELLE

Synopsis : L’ouvrage s’ouvre sur une série de questions que se pose l’auteur par rapport à Casanova, notamment le fait que la version originale française de Histoire de ma vie de Casanova nous soit parvenue si tard ; il semble poser un à un les jalons qui serviront à l’élaboration de sa biographie comme s’il était le premier (et il l’est sans doute) à reconnaître le caractère éminemment intéressant et complexe de Casanova. Le récit s’ouvre en fait sur celui du manuscrit de l’Histoire de ma vie après la mort de Casanova, puis sur celui du narrateur qui se rend en République Tchèque visiter le musée et la tombe de Casanova. Finalement, le narrateur entreprend la biographie chronologique de Casanova.

Ancrage référentiel : Nombreux personnages historiques évoluant autour de ou parallèlement à Casanova dans le cadre culturel de l’Europe des Lumières (Voltaire, Sade, Mozart, Da Ponte, Mme de Pompadour, etc.), mais aussi autour de ou parallèlement à Philippe Sollers (Clinton, Mitterrand, etc.) ; il se réfère souvent aux événements contemporains à son écriture : «À Washington, devant le Grand Jury qui l’interroge, une stagiaire avoue avoir eu avec le président des Etats-Unis d’Amérique des “relations sexuelle d’un certain type”. Elle donne, paraît-il, des détails. Je vais, en conséquence, lui faire envoyer l’Histoire de ma vie, et ce livre.» (p.161).

Indices de fiction : Recréation de certaines scènes, notamment celles où le manuscrit devient une sorte de personnage et est retravaillé par un professeur de français du XIXe siècle pour «l’épurer» (Voir, p.15-19), mais très peu d’indices de fiction.

Rapports vie/œuvre : La vie de Casanova est elle-même son œuvre : «Bref, son Histoire est un chef-d’œuvre, le tracé de quelqu’un qui avance dans sa vérité.» (p.13). L’Histoire de ma vie qui fascine tant le biographe prouve que «quelqu’un se rend compte, comme dans un jugement dernier, que sa vie a été tissée comme un livre, un immense roman.» (p.19) Cette biographie, en s’intéressant à la vie par le biais de l’œuvre, se construit précisément sur cette dichotomie. Le biographe voit dans le fait que Casanova ait fait de sa vie la matière de son œuvre la source de la mésinterprétation dont Casanova fut l’objet : «Si Casanova est une idole, il va, en effet, vers sa nuit définitive. Tant mieux. Cela fait d’ailleurs deux siècles que la propagande de la fascination stupide, de la dérision, et surtout du ressentiment s’acharne à falsifier sa mémoire, c’est-à-dire ce qu’il a écrit. On ne veut surtout pas qu’il ait lui-même écrit sa vie, ni qu’elle soit magnifiquement lisible.» (p.259, souligné dans le texte)

Thématisation de l’écriture et de la lecture : 1- La lecture est thématisée par le biais de la figure du lecteur actuel de l’Histoire de ma vie : «Le feu du ciel n’est pas parvenu à la détruire, cette écriture. L’hypocrisie, la censure, les déformations imagées, l’indifférence, la malveillance et la publicité non plus. Mais nous, maintenant, qu’en faisons-nous ? Sommes-nous assez libres pour la lire ?» (p.14) / «On voit ici que Casanova écrit pour un lecteur du futur dégagé de toute superstition. Existe-t-il aujourd’hui ? On en doute. Existera-t-il demain ? Rien n’est moins sûr.» (p.76) / «La vraie question est de savoir si nous pouvons lire Casanova autrement qu’en cachette, ou, pire, en faisant semblant de trouver tout ce qu’il raconte banal.» (p.190) Plus encore, la lecture est thématisée par la présence de cette lecture que fait Sollers de la vie et de l’œuvre du biographé. 2- L’écriture est moins thématisée. Seule la figure de Casanova écrivant surplombe toute la biographie : «Ses maladies cycliques finissent par devenir fastidieuses, on a souvent l’impression, justifiée, qu’il ne sait pas où il va. Son chemin ne mène nulle part ailleurs qu’à la table où nous le voyons écrire. Alors, qu’est-ce qu’il poursuit ? Quel est son but ? Son application à tout dire débouche sur un mystère.» (p.183)

Thématisation de la biographie : N’est pas vraiment thématisée, mais je mettrai dans cette catégorie les quelques professions de foi du narrateur lorsqu’il raconte sa propre histoire : «Je n’invente rien, bien entendu : ni le mariage, ni le fantôme cireux, ni l’arc-en-ciel dédoublé qui, maintenant, me guide.» (p.32)

Topoï : Le siècle des Lumières qui est ici revue («Nous sommes dans la grande Europe des Lumières, celle dont une violente force obscure a tenté, et tente encore, de nous détourner.» p.12) ; la modernité de Casanova, son côté visionnaire (« C’est lui, l’évadé de prison, condamné pour athéisme, qui prévient les deux siècles à venir» p.156) ; ses aventures amoureuses ; son charlatanisme avoué (et ainsi apprécié) ; sa philosophie (religion, inceste, amour, etc.) ; etc.

Hybridation : Entre biographie et essai. Forme de dialogue à bâtons rompus.

Différenciation : La volonté de différenciation semble se situer de façon évidente non pas tant au niveau du genre mais bien au niveau du sujet de l’énonciation. Cette œuvre ne se différencie pas tant de l’entreprise biographique comme telle (puisque les biographies servent souvent à édifier bien que le processus d’identification se fasse plus discret), mais bien dans la forme adoptée, soit celle de l’accumulation de «morceaux», de «preuves», de citations, etc.

Transposition : Transposition du vécu (recréation, sorte de procès à rebours qui sert en même temps à Sollers de lieu de critique du monde dans lequel il vit.). Transposition de l’œuvre comme réécriture.

Mise en scène du corps : «Il a eu un corps exceptionnel, il l’a suivi, écouté, dépensé, pensé. C’est cela, au fond, que l’éternel esprit dévot lui reproche.» (p.13) / «Giacomo a été lui-même, enfant, cette masse informe, sanguinolente, stupide. Il a, depuis, ce qu’on pourrait appeler un corps-frontière, toujours très attentif à ses excrétions et à sa fragilité d’enveloppe. Il ne jouirait pas autant, d’ailleurs, s’il en allait autrement. Le jeu, le libertinage, l’écriture sont les appareils de cette porosité instable.» (p.97)

Autres remarques : Ce portrait de Casanova est très différent de celui qu’offre Gert Hofmann dans sa nouvelle «Casanova et la figurante» dans son recueil Le cheval de Balzac (voir fiche).

LA LECTURE

Pacte de lecture : Assez clair ; s’appuie sur du factuel et ne joue pas (ou très peu) avec la fiction. Offre toutefois un type de contrat différent de la biographie traditionnelle.

Attitude de lecture : Forme intéressante qui convient parfaitement au projet. L’intérêt du biographe est contagieux mais finit aussi par paraître suspect. Le mépris affiché qu’il exprime envers à peu près tout le monde (comme s’il avait les clefs d’une révélation particulière) rend parfois la lecture un peu indigeste.

Lecteur/lectrice : Manon Auger