Blanckeman, Bruno, Les Récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quinard, Lille, Septentrion, 2000.

1. Les Récits indécidables : aspects de la littérature narrative française, dernier quart du vingtième siècle

« L’impossibilité pour la littérature de se penser comme universelle, la perte d’un certain esprit de système pourtant fortement ancré dans les traditions y compris contemporaines, imprègnent la littérature romanesque fin de (vingtième) siècle. Elle conditionne l’esthétique et ses modes d’expression : peu d’effets de group ni d’écoles, pas de manifestes, plus d’avant-garde auto-proclamée. Elle se répercute sur le statut de l’écrivain. en deuil de la figure prestigieuse de l’Intellectuel, et peut-être en simple mal de reconnaissance. Elle régit enfin la pratique du texte, moins épris que jamais d’appartenances génériques, en recherche de formes mutantes et hybrides, accordées à un univers dont le sens se recompose. À époque incertaine, récits indécidables : la notion d’indécidabilité narrative se veut la théorisation souple de ce postulat ; le choix de trois oeuvres spécifiques, leur illustration vive. » (p. 11)

Récit : « Tout récit consiste à mettre en mots les expériences d’une vie, éprouvées ou imaginaires. [… La réflexion de Blanchot dans Le Livre à venir] aide à comprendre la réhabilitation d’une pratique ontologique du récit, qui vise, chez Guibert ou Quignard, à s’autoconstiter par sa seule pratique. » (p. 12)

Récit indécidable : La notion de récit indécidable désigne alors un texte aux degrés de fictionnalité différenciés, qui subvertit les catégories littéraires établies en surimprimant leur protocole. À toute tension unilatérale, toute concentration polarisatrice, il préfère la mise au clair de ses possibles, la mise en doute du parti-pris, du pari tenu – récit dévoyé, qui se complaît hors des lignes droites, en traverse des marges. Pluralité, différences, simultanéités, paradoxes : tels en seraient les paradigmes structurels. Fictions problématiques, par attraction et détraction indivises du romanesque ; identités simultanément instituées et destituées, par des écritures autobiographiques inédites ; langage à la fois ordonné et subordonné, des oeuvres qui font de sa domination leur dynamique essentielle : tels en seraient les opérateurs littéraires. » (p. 13)

« Plusieurs symptômes témoignent ainsi d’une attraction retrouvée du romanesque : la résurgence du narratif […], le sens de l’inventif […], la présence d’invariants esthétiques […]. Mais la fiction se voit contestée par le récit même qui l’instaure. […] Le romanesque se désolidarise de la fiction, considérée comme technique de représentation unitaire : sa configuration éclate, par pression narrative. La multiplicité des points de fuite romanesques contrarie fréquemment la suite fictionnelle. Le roman se régit ainsi selon une ligne de tension alternant effets de prise et de déception, et semble porteur d’un légère schizé : simultanément, il produit de la fiction et surligne cette production, énonce du romanesque et le dénonce comme tel. » p. 17

« La mise en question simultanée des identités narratives (développement de formes d’écriture mixtes) et ontologiques (interrogation sur le subjectif et le collectif) incite pourtant à penser que certaines pratiques romanesques se redéfinissent en phase avec l’histoire, et qu’une adéquation par le trouble, par le pari, par les agencements tentés, lient, dans l’urgence réciproque, le littéraire et son temps. Simplement, les urgences historiques varient d’un continent à l’autre : à mouvements de civilisations différentes, romanesque désaccordé. » (p. 18-19)

« Les frontières de l’autobiographie se redéfinissent selon une cartographie nouvelle : des identités, penchées sur elles-mêmes, s’épanchent en reflets troubles, rebelles à toute duplication servile, habiles à toute duplicité. Le récit autobiographique bascule d’une dominante – récit de vie / discours sur soi – à une autre – figuration / défiguration d’une identité subjective, dans des cheminements romanesques ou méditatifs qui mettent à mal l’idée de personnalité constituée. Ces récits posent l’inconnu de soi comme équation, l’apprivoisement de sa propre altérité comme mire. Récits indécidables – la vérité autobiographique se distingue mal de la fiction romanesque -, ils accélèrent ainsi la représentation du sujet indécidable. Les ambiguïtés littéraires qui en procèdent pourraient se formuler de la façon suivante : connaître l’autre du moi, par le biais du récit autofictionnel ; connaître le moi en l’autre, par le biais du récit transpersonnel. » (p. 21)

récit transpersonnel : « Le moi ne s’y peut saisir que dans la fuite, l’échappée hors de ses propres contours, la mise en forme de son autoliquidation. Au moi individualisé et intimisé du récit autofictionnel s’oppose un je impersonnel, un assémantème du récit, en peine de figuration singulière, en veine de prospection variable. […] Plus qu’origine, le moi narratif se pose comme résultante ; plus que projet de vie circonscrit dans un temps humain, réceptacle de vies inscrites dans une durée générationnelle. » (p. 22)