Auteur : Raoul Mille Titre : Le roman de Marie Bashkirtseff Lieu : Paris Édition : Albin Michel Année : 2004 Pages : 374 p. Cote : BNQ Mille M646r Note : Roman lu pour mon plaisir. Étant donné sa pertinence pour le projet, j’ai décidé d’en faire une fiche synthétique.
Biographé : Marie Bashkirtseff (1860-1884) Pays du biographe : France Pays du biographé : France (originaire de Russie, mais en « exil » en France)
Désignation générique : Roman Quatrième de couverture : Résumé du roman : « Elle a la fraicheur de ses vingt ans et l’impétuosité de l’artiste : exilée à Nice, Marie a gardé de sa Russie natale la sensibilité exacerbée, la mélancolie, et une intense envie de vivre. Avec fièvre, elle peint, sculpte. Dans les salons et les ateliers parisiens de ce XIXe siècle finissant, elle fascine et envoûte par sa beauté, son audace et son exigence. “Je veux tout”, dit-elle : exister, aimer, être aimée et se consacrer à sa passion, l’art, malgré les pressions de son entourage pour qu’elle se marie. Avec fougue, elle s’enthousiasme pour des hommes de tous bords, littéraires, artistiques et politiques. “La vierge slave” se rêve entre les bras de Guy de Maupassant, viveur sceptique et désespéré. À rebours de toutes les conventions, Marie Bashkirtseff va vivre sa vie comme on vit un roman. Mais elle n’aura pas le temps de l’écrire, emportée à l’âge de 24 ans par la phtisie. / Pour la première fois, un auteur s’attache à rendre la dimension romanesque du destin de Marie Bashkirtseff (1860-1884), esprit précurseur et personnalité fascinante. La tendresse de Raoul Mille pour son héroïne et la reconstitution minutieuse de la société de l’époque donnent à ce roman une sincérité et une émotion particulières. » Préface : Aucune
Autres informations :
Textes critiques sur l’œuvre et/ou l’auteur :
SYNOPSIS
Résumé ou structure de l’œuvre : Le roman commence en 1873 et se termine en 1884, avec la mort de Marie. Il est divisé en trois parties : 1.1873-1876 2. 1877-1883 3. 1884. La première raconte les années de Marie à Nice avec sa famille, alors que, jeune fille, elle s’éveille peu à peu à l’amour et au désir, mais ne vit que des amours déçus essentiellement marqués par des rejets. La deuxième se passe à Paris, alors que Marie entreprend des cours à l’Académie Julian et commence à exposer. Elle se consacre alors corps et âmes à la peinture, question d’oublier ses désirs amoureux constamment frustrés, mais vit de nouvelles amours à Paris, toutes aussi désastreuses. La tuberculose commence alors à l’atteindre et à réduire de plus en plus ses espoirs, mais elle continue de peindre avec acharnement, à nouer une relation d’amitié avec le peintre Bastien-Lepage et avec Julian, et à se faire une certaine réputation dans le milieu artistique. La troisième partie raconte la dernière année de la vie de Marie alors que la maladie la ronge de plus en plus. De retour à Nice pour un temps question de refaire ses forces, elle entame une correspondance avec Guy de Maupassant qu’elle rencontrera quelques mois plus tard à Paris, au cours d’une soirée. Leur étreinte érotico-amoureuse lors de cette soirée sera avortée par une quinte de toux sanguinolente de Marie et par la morosité de Maupassant qui abandonnera finalement Marie dans cet état. Celle-ci meurt peu de temps après.
Topoï : L’attente, la féminité, la peinture, la vie familiale difficile, la condition des femmes au 19e siècle.
Rapports auteur-narrateur-personnage : Narration hétérodiégétique de style monologue intérieur, avec peu de dialogues. La focalisation passe essentiellement par Marie.
Position du biographe et du biographé dans l’institution littéraire et, s’il y a lieu, transfert de capital symbolique : Né en 1941, Raoul Mille est journaliste et romancier (il a remporté quelques prix). Il est étonnant qu’un homme de soixante ans puisse écrire avec une telle sensibilité et un tel réalisme la vie intérieure d’une jeune femme de la fin du 19e siècle. Bashkirtseff et Mille étant relativement peu connus, on ne peut pas parler de véritable « transfert de capital » ou même encore d’ « affinités électives » considérant la distance qui sépare l’un et l’autre. Reste que l’attachement de Mille pour son héroïne est, comme le dit la quatrième de couverture, absolument remarquable et palpable. Il lui rend ici une sorte d’hommage.
Place de la biographie dans l’œuvre de l’auteur : Il a cosigné Le roman de Napoléon III.
Thématisation de la biographie : non
Affiliation à une culture d’élection et apports interculturels : ne s’applique pas.
Convocation d’un discours critique? Présence d’un argumentaire expliquant, justifiant ou contestant les rapports vie-œuvre?
Non.
Identifier le « dispositif structurant » (s’agit-il d’une biographie imaginaire d’un écrivain réel, d’un texte mettant en scène un écrivain réel dans une fiction ou d’un texte mettant en scène un écrivain fictif?) et les répercussions du choix du « genre » sur la façon de traiter le rapport vie-œuvre.
Biographie imaginaire d’un écrivain réel. Bien sûr, on peut disputer à savoir si Bashkirtseff était écrivain ou pas, mais reste que son monumental Journal qui a fait beaucoup jaser dans le monde des Lettres est la source première de l’inspiration de Mille (les remerciements de la fin vont d’ailleurs en ce sens). Par ailleurs, c’est beaucoup grâce à celui-ci que Bashkirtseff est encore connue aujourd’hui. Le plus singulier de cette œuvre est dès lors qu’elle redouble déjà une œuvre autobiographique. On ne peut s’empêcher, en cours de lecture, de se demander qu’elle est la part empruntée au Journal pour construire cette biographie et/ou encore à quel point l’un vient compléter l’autre.
Mise en scène de l’écrivain : comment est-il mis en scène en tant qu’écrivain (par exemple : le voit-on en train d’écrire?)
On voit quelques fois Marie en train d’écrire. Quelques passages entre guillemets semblent directement tirés de son Journal (p.194/211/343/) et l’auteur insiste sur son importance dans la vie de la jeune femme. Par exemple : « Il pleut toujours, dans la chambre tout est tranquille, le cœur se calme peu à peu. Le Journal est là. Tant d’indécence, de confidences, oh! Surtout que personne jamais ne le lise, personne, personne… » (2004 : 181)
Mise en scène de l’œuvre : l’œuvre est-elle convoquée? Si oui, sert-elle de support à l’ « explication » de la vie? Retrouve-t-on des échos thématiques ou stylistiques de l’œuvre de l’écrivain dans la biographie?
À plusieurs moments, Mille mentionne le Journal et son importance dans la vie de la protagoniste. La plupart des mentions sont intéressantes car elles soulignent l’importance de l’écriture, mais aussi l’imposture que l’écriture, en quelque sorte, représente du point de vue de la vérité : « Elle allume deux bougies, enfile sa robe de chambre, dans la cheminée le bois craque, elle ouvre le carnet et commence à écrire comme chaque soir. Un journal? Plutôt un confessionnal où elle est tout à la fois le prêtre et le pécheur. Un état des lieux, un état d’âme. Vivre avec des gestes et des paroles, revivre avec des mots et des phrases. Et dans ce souvenir du vécu immédiat, déjà mentir, se mentir, pour le plaisir singulier de gommer une journée et d’en inventer une autre à la place, presque semblable. Presque semblable seulement et, dans ce presque, il y a toute la jubilation de devenir le maître, le maître du monde. Un minuscule monde, un monde de papier. » (2004 : 43) « Là, à l’abri des feuillets, elle se sent calme, apaisée, sereine. La réflexion la protège, le fait de formuler avec des mots le trouble de vivre, de s’examiner sans mensonge, ou plus exactement en réinventant la vérité. […] Sa vie au jour le jour, c’est le néant qu’elle raconte, le creux, l’attente. L’humiliation serait que l’on se gausse de cette attente. Son heure viendra. Elle viendra… “Mon heure viendra”, elle écrit ces trois mots mais une fois tracés, elle n’y croit plus. Et si elle passait sa vie à attendre… » (2004 : 85-86) « Le Journal se remplit de révolte, moins de robes, de toilettes, moins de pensées absurdes, de délires amoureux. Elle a peur de le feuilleter, peur de reconnaître l’image de celle qu’elle ne veut plus être. “On n’a qu’une jeunesse et la mienne est perdue. En supposant même que je réussisse dans l’atelier, ma jeunesse de fille sera passée. Elle dure de seize à vingt ans. Après… après on est bien jeune encore mais on a perdu quatre ans! Quatre ans que personne au monde ne me rendra, que rien ne fera revenir. Ah! Les misérables. Ce sont elles qui me volent ma vie!” » (2004 : 150) « L’unique vérité est le Journal où les pages s’accumulent, journal-sanctuaire, miroir de l’âme. Non, la vérité est le travail de l’atelier. “Pour me sortir de la fange de ma famille, il me faut la réussite”. » (2004 : 156-157) Autre référence, cette fois aux œuvres picturales de Marie qui sont d’inspiration réaliste : « Les ouvriers ne détournent pas la tête, Marie trace quelques coups de crayon. Il faudrait les peindre sur place mais comment faire? Aucun arrangement ne vaut la vérité. Il ne faut pas copier la vie, mais la saisir, s’en emparer comme un voleur, en amoureux fou. » (2004 : 257)
La vie vient-elle expliquer l’œuvre ou, inversement, l’œuvre vient-elle expliquer la vie?
Plus ou moins, si ce n’est, bien sûr, l’acharnement de Marie à se « produire » une existence, une œuvre, ce qu’elle ne parviendra pas à faire véritablement (voir plus bas).
Le biographe fait-il le choix d’un modèle explicatif (sociologie, psychanalyse, histoire) qui permet de réactualiser le rapport entre vie et œuvre, de l’observer sous un certain angle et, dans une certaine mesure, de poser la question des déterminations (ex : telle œuvre n’aurait pu avoir lieu que dans tel contexte social, historique, psychique, etc.)?
La vie de Marie Bashkirtseff est une vie d’attente, d’une attente qui n’aboutira jamais (le personnage de Marie : « Si peu de talent, Rosalie, et une maladie mortelle, n’est-ce pas ridicule? », 2004 : 264). Ainsi, la biographée est presque une artiste sans œuvre, une femme constamment empêchée, par sa condition sociale (famille plus ou moins discréditée), par sa condition féminine (difficulté pour une femme peintre de percer dans un milieu d’hommes, mais surtout difficulté pour une femme bourgeoise de vivre une quelconque sexualité en dehors du mariage) et, finalement, par la maladie qui l’atteint dans la fleur de l’âge. Le contexte historique ici est donc primordial. Bashkirtseff (du moins celle du roman) aura été une femme malheureuse de ne pouvoir être une héroïne de roman, de ne pouvoir avoir une vie à la hauteur de sa personnalité : « Le malheur, c’était son goût romantique, cette déferlante de sentiments qui explosent dans les romans et se révèlent, dans la vie, si décevants, si chargés de vanité blessée, de chagrins mesquins./ Le travail et rien que le travail. Les amours, les conquêtes viendront avec la gloire, plus tard, là-bas, ailleurs. » (2004 : 142) « Oui, elle lisait Maupassant, elle lisait tout, elle sentait tout, elle comprenait tout, il n’y avait que la vie qu’elle ne vivait pas. » (2004 : 294)
Observe-t-on une volonté de réhabilitation, de valorisation et/ou de démythification du biographé mis en scène et/ou de son œuvre? Si oui, sur quelles bases (engagement politique, moralité douteuse, ambition démesurée, etc.) dresse-t-on la vie contre l’œuvre ou inversement (l’un justifiant, condamnant ou sauvant l’autre)?
Une certaine réhabilitation, comme je l’ai mentionné. Une volonté de donner une autre œuvre à Bashkirtseff, en dépit de sa vie sans accomplissements réels. Elle n’aura pas eu le temps de devenir peintre pleinement accompli, il ne reste donc que son Journal pour lui permettre de laisser une trace d’elle-même, comme elle le dit vers la fin du roman : « “Mon Journal demeurera le témoin de mon passage sur cette terre, le passage d’un être humain qui se raconte depuis son enfance. Rosalie, si j’avais le temps, si j’avais le temps, peut-être la peinture mais…” […] “Je suis si fatiguée, inutile de perdre du temps si je meurs – ne dis rien. Si je meurs, tu le feras publier tel quel. Je me suis trompée mais même mes erreurs, mes omissions, c’est aussi une part de moi.” » (2004 : 364)
Autres commentaires : Courte apparition de Maupassant en personnage (plusieurs de ses lettres à Marie sont toutefois reproduites). Lors de la soirée de sa rencontre avec Marie, celle-ci verra bien d’autres écrivains pendant qu’elle espère et attend Maupassant : « Après tout, peut-être ne vient-il jamais dans ces soirées de crainte d’y mourir d’ennui. Bien sûr, il est encore trop tôt, un homme aussi célèbre que lui arrive toujours dans les derniers. Elle reconnaît Émile Zola, entouré d’une cour, il a encore plus de ventre en vrai qu’en photo. Edmond de Goncourt, solitaire, Dumas fils qui déploie ses ailes et baise des mains et des mains. Zola, Goncourt, Dumas, pourquoi a-t-elle choisi celui qui n’est pas là? » (2004 : 344)
Autres références au Journal : p.83-84 (sa mère a fouillé dans son Journal à la recherche de son « intimité »)/ p.253 (Rosalie, la bonne, l’interroge sur sa pratique)
Lecteur/lectrice : Manon Auger