FICHE DE LECTURE INFORMATIONS PARATEXTUELLES Auteur : GOFFETTE, Guy Titre : Auden ou l’œil de la baleine Lieu : Paris Édition : Gallimard Collection : « L’un et l’autre » Année : 2005 Pages : 220 Désignation générique : Aucune, mais le nom du personnage principal, « Auden » dans le titre laisse sous-entendre une biographie. La collection à laquelle le volume appartient suppose que cette biographie sera non conventionnelle et que la fiction y aura une place relativement importante. Bibliographie de l’auteur : Une trentaine de titres, surtout de la poésie et des romans, mais également des biographies dont Verlaine d’ardoise et de pluie, en 1996, dans la même collection (« L’un et l’autre »), qui fait aussi partie de notre corpus. Biographé : Wystan H. Auden, poète anglais (1907-1973) Quatrième de couverture : Même photographie représentant Auden que sur la couverture, et rappel du nom de la collection. Rien d’autre! Préface : Le premier chapitre fait office de préface sans être qualifié comme tel. C’est par la table des matières qu’on peut déduire cela puisque le titre du chapitre, « Une baleine dans la rue », est indiqué en italique, tout comme le titre de sa dernière page (de conclusion) et celui de la notice bibliographique. Goffette y explique brièvement son choix de concevoir Auden comme une baleine, dans l’esprit de son exergue : « Il faut toujours tout transférer dans le règne animal si on veut que quelque chose de sensé et de senti prenne corps dans un écrit. C. A. Cingria » C’est à partir d’une carte postale envoyée par une amie qu’il développe cette idée; il y figure le portrait du poète anglais Wystan Auden, mais la posture imposante de l’homme, lui donne l’impression, la première fois qu’il la regarde, d’y voir une grande baleine dressée sur sa queue, en plein milieu de la rue : « Il se tient droit, la tête nue malgré les rafales de neige, et une mèche de cheveux seulement sur son front se rebelle. Les mains enfoncées dans les poches d’un loden sombre, il a l’aspect massif d’une statue de bronze sur la place, une statue que les rares passants contournent en baissant la tête, mais le socle a disparu sous ses pieds et tout est blanc jusqu’au fond où les hauts immeubles gis se disloquent. » (p. 12) Même s’il connaissait très peu l’homme et l’œuvre, cette carte postale deviendra son « gri-gri » et suivra Goffette dans tous ses déplacements pendant plusieurs années, durant lesquelles il apprendra à mieux connaître Auden, d’abord par la poésie puis par un intérêt commun : la toile Paysage avec la chute d’Icare de Bruegel l’Ancien. Goffette parle également de Jacques Borel qui lui a fait connaître son poème fétiche d’Auden, que ce dernier avait traduit dans ses jeunes années : Musée des Beaux-Arts, qui lui tiendra de compagnon dans les heures sombres et qui lui permettra de découvrir son être véritable, le poète en lui. Rabats : 1er : extrait (début modifier) tiré de la préface (qui ne porte pas le nom de préface) : « Je ne pouvais imaginer que vingt ans de ma vie allaient d’un coup me remonter à la tête quand je découvrirais le visage de l’homme qui avait en quelque sorte changer le cours de mon existence; et que cet homme dans la neige, non seulement je ne l,avais jamais vu et ne le rencontrerais jamais, puisque Wystan Auden est mort en 1073, mais je ne m’étais même pas soucié d’en apprendre davantage sur lui, et son nom même, je l’avais laissé peu à peu s’endormir dans ma mémoire à l’ombre du seul poème de lui comme un arbre qui me portait sur l’amer des jours. Pas étonnant que je l’aie pris pour une baleine. G. G. » 2e : Le descriptif de la collection « L’un et l’autre », qui se retrouve au même endroit dans tous les volumes de cette collection (voir fiche sur Benjamin ou Lettres sur l'inconstance de Michel MOHRT pour une transcription de cette notice). Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : Sur la page couverture, photographie d’un Auden pensif, au visage lacéré de rides profondes. Goffette va revenir à plusieurs reprises sur le sujet du visage d’Auden qui, même jeune, était marqué si profondément par le passage du temps. LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) : Auteur/narrateur : En règle générale, l’auteur est le narrateur, et on peut reconnaître sa touche poétique derrière la prose et les dialogues. Des passages sont strictement autobiographiques, et l’auteur ne s’en cache pas; c’est justement son propre sentiment de proximité avec Auden qui l’a poussé à rédiger cette biographie. En d’autres endroits, tel le chapitre IX de la partie « Oncle Crack, Byron et les Pylon poets », c’est Auden qui prend la parole à la première personne; les autres passages où on retrouve le même procédé sont surtout des extraits tirés de poésie ou d’articles publiés par le biographé. Pour la plus grande partie de l’oeuvre, on a donc affaire à un narrateur omniscient et hétérodiégétique, qui a une connaissance suffisamment large de la vie de son biographé pour y sauter d’un événement à l’autre, pour tenter d’expliquer ou de retracer certains agissements d’Auden. Narrateur/personnage : Le narrateur (et auteur) est personnage dans la mesure où on retrouve des fragments autobiographiques concernant certains de ses intérêts : ses poèmes préférés d’Auden, sa fascination de toujours pour l’Icare de Bruegel, sur lequel il fera porter quelques textes. Toutes les notes autobiographiques cherchent à expliquer l’influence de la poésie d’Auden sur celle de l’auteur, Goffette, une influence qui s’est faite sur le tard, mais qui n’en est pas moins profonde. À titre d’exemple, l’attachement de Goffette pour le poème Musée des Beaux-Arts : « Longtemps, longtemps, dans les hivers de l’Est, dans le vent, la pluie et les étés pourris, dans les montées et dans les creux de l’âme, dans les failles du couple où tout fait pierre et blesse, dans les cris des enfants et dans l’ennui des dimanches en province, j’ai tenu avec ce poème-là pour seul viatique. » Dans chapitre d’intro., p. 16 Biographe/biographé : L’admiration de Goffette pour Auden est certaine, et le narrateur s’attache à relater les meilleurs coups d’Auden, ses actes de bravoure et d’amour : des poèmes particulièrement audacieux, comme 1er septembre 1939 ; son mariage platonique avec Erika Mann, fille de Thomas Mann, menacée de mort par les nazis, même s’il est un homosexuel avéré; sa fidélité, son amour éperdu et à sens unique envers « l’homme de sa vie », Chester Kallman, qui profite des connaissances d’Auden et de son statut de poète reconnu bien plus qu’il ne l’aime (relation semblable à celle qui unissait Verlaine et Rimbaud); ses propos les plus tranchants, telle cette expression qui inspire tout un chapitre (et surplombe tout le livre) à propos de la froide férocité de l’espèce humaine, qui sera habilement démontrée par le biographe par le récit d’un événement très marquant de la jeunesse d’Auden : il aurait assisté au dépeçage à ciel ouvert de baleines sur une plage d’Islande en 1936. On comprend maintenant le parallèle entre Auden et la baleine. Du point de vue formel, le biographe va parfois s’adresser à Auden comme à un ami : « Ça fait vingt siècles au moins, Wystan, qu’on nous rabâche les mêmes choses, et qu’est-ce qui a changé? La froide férocité de l’espèce humaine continue de se déployer, de bas en haut, de long en large comme un arbre monstrueux, et tu es loin encore, bien loin d’en imaginer les plus beaux fruits : Auschwitz, Hiroshima. » p. 157-8 Il est évident que pour Goffette, Auden est un héros incompris duquel on a tout à apprendre; le narrateur a manifestement un très faible recul et un regard d’abord émotif sur les événements de la vie d’Auden. Le récit de Goffette s’apparente très peu à un récit de vie historique, mais son approche sensible demeure tout à fait à propos pour parler d’un homme qui s’est laissé mener toute sa vie par sa sensibilité exacerbée. Autres relations : L’ORGANISATION TEXTUELLE Synopsis : Goffette s’intéresse d’abord à la difficulté, pour un jeune poète, de faire sa place parmi les figures déjà établies; il pense autant à Auden qu’à lui-même. Suit l’événement traumatisant de la vie d’Auden, la vision d’horreur des entrailles de baleines béantes au soleil, des gros corps lisses gisant, l’œil ouvert, sur le sable rougi d’une plage d’Islande. Ce spectacle abominable provoque chez Auden une prise de conscience envers l’humanité, c’est-à-dire sa froide férocité à l’égard de la nature et de ses constituants. Le parallèle qui sera ensuite fait avec Icare va justement concerner cette chute de l’homme, qui se répugne à lui-même depuis toujours. Cette prise de conscience sera suivie de près par une vague d’amour incommensurable qui submerge Auden et le porte, tout au long de sa vie, à espérer que l’humanité entière sera submergée comme lui l’a été : « La fonction première de la poésie, comme de tous les arts, est de nous rendre plus conscients de nous-mêmes et du monde alentour. » Auden cité par Goffette, p. 163. Le moyen qu’il trouve pour transmettre sa vision de la société est la poésie, qui devient un impératif au jeune Auden, qui s’était pourtant toujours vu davantage comme un scientifique. À un camarade de classe qu’il lui aurait demandé ce qu’il voulait faire dans la vie, il aurait répondu : « Ce qu’il veut être, c’est ingénieur des mines à tout le moins, ou biologiste, il ne sait pas encore très bien. Pourtant, à l’instant même où il avoue la chose à Medley, il comprend que ce qu’il veut faire, ce qu’il a toujours voulu sans le savoir, c’est cela : écrire de la poésie; que ce qu’il veut devenir, c’est poète. » p. 109 Auden commencera donc à s’exercer d’arrache-pied à écrire de la poésie, à recopier, à parodier, à inventer des styles, jusqu’à maîtriser son art de façon exceptionnelle. Afin de se perfectionner, il fréquentera l’Université d’Oxford, où il sera plus tard enseignant, excentrique intouchable à cause de statut avéré de poète reconnu. Goffette s’intéresse également aux histoires d’amour d’Auden avec deux hommes particuliers, qu’il ne cessera jamais d’aimer même si son amour était très peu réciproque; ces romances peuvent se résumer par deux vers du poète : « Si l’amour ne peut être partagé, que je sois celui qui aime le plus. » Citation placée en exergue du chapitre Mister Right et Miss Master, p.137. Il mentionne aussi que malgré son homosexualité, Auden est terriblement attiré par certaines femmes qui le réconfortent lorsque la solitude pèse trop lourd. Vient ensuite le récit de la maturité d’Auden, lui qui prendra rapidement position contre la guerre, notamment dans le long poème 1er septembre 1939, un de ses chef-d’œuvres. Il verra également ses idoles de jeunesse mourir : Freud, Yeats, sa mère… Il comprendra enfin qu’il a été aimé plus qu’il n’a aimé lui-même, et se retira, l’été, dans sa nouvelle maison en Autriche, Audenstrasse, qui sera son refuge et où il mourra à son tour en 1973, après avoir enseigné la poésie qu’il aimait tant! Ancrage référentiel : L’ancrage référentiel ne se fait pas dans le corps du texte, immédiatement après les différentes citations, mais à la fin de l’ouvrage dans une notice bibliographique de trois pages, qui relève toutes les citations du volume et les situe dans les œuvres de ceux qui en sont responsables. Plusieurs endroits visités ou habités par Auden : New York, Audenstrasse, l’Espagne, le campus d’Oxford. Le mariage d’Auden et Erika Mann. La photo de couverture représentant un Auden vieilli et ridé et celle de la carte postale fétiche, qui elle est décrite et située (photo prise par Richard Avedon le 3 mars 1960 à St. Mark’s Place, New York) Critique de la poésie d’Auden : « […] T. S. Eliot, tranquillement, salue la naissance de Poems, le premier recueil du meneur, ce beau diable d’Auden. » Citation tirée du Journal de Virginia Woolf. Indices de fiction : La fiction n’est jamais évidente à reconnaître, mais certains passages sont plutôt indécidables, puisque pratiquement impossible à connaître par le biographe et qui ne sont attestés par aucun document : les conversations d’Auden avec ses jeunes amis, l’épisode des entrailles de baleines Conversations d’Auden avec différentes personnes (dont Byron et Bruegel!), paroles tirées de nulle part. Goffette prête à Auden des idées qu’il suppose, et emprunte le ton de ce dernier pour faire accepter ses propos : « Car il [Auden] sait qu’on ne naît pas poète et que les génies en herbe proclamés par des parents béats vous serinent au moins des vers de mirliton, s’ils ne vous balancent pas tout à trac leurs tripes sur la table en invoquant Rimbaud. Rimbo ou Rambo, car ils ignorent bien entendu à peu près tout de la petite frappe de Charleville, qu’il avait des lettres comme on a des boutons de fièvre et que, rat de bibliothèque, il scia d’un seul vers le pied de la chaise du malheureux assis qui lui avait refusé un livre. Ils ignorent que les tripes sans préparation empestent et dégoulinent. » p. 110. Goffette imite l’ancrage référentiel (guillemet) pour offrir une citation non attestée d’Auden : « Son [Auden] « excentricité, son infatigable énergie et son sens de la fête » dira-t-il …. » Il utilise aussi de véritables extraits de poésies d’Auden à dessein, pour étoffer son propre propos : « La poésie engagée, c’est fini : je sais maintenant que tous les vers que j’ai écrits, toutes les positions que j’ai prises dans les années trente, n’ont pas sauvé un seul juif. Au diable, les illusions, car la poésie ne fait rien arriver : elle survit / Dans la vallée qu’elle a créée, où les chefs d’entreprise / N’auraient aucune envie de s’ingérer, […] // elle survit / Comme une façon d’exister, comme une bouche. Demain, Auden rejettera comme malhonnête et inauthentique une grande part e ses poèmes de cette vie-là, quand il croyait encore que la défaite, la souffrance, la chute revenaient aux seuls méchants et qu’aux vaincus, l’histoire / [pouvait] dire « hélas », mais ne [pouvait] ni aider ni pardonner. » p. 92-93. Rapports vie-œuvre : Beaucoup. D’abord les cadavres de baleines en Islande, qui inspire une impression si forte à Auden qu’elle le suivra tout au long de sa vie, et qu’il tentera sans cesse de traduire dans son œuvre, dont dans Musée des Beaux-Arts. La deuxième guerre mondiale, qui lui inspirera 1er septembre 1939. Sa situation familiale : « Pas simple de se construire quand on est le benjamin de la famille et qu’on est un enfant soucieux / De recevoir plus d’attention que ses frères (John et Bernard) d’une mère maladive, constamment irritable et d’un père excentrique, érudit et sans cesse absent. Pas simple, quand on est précoce et sensible, de bâtir un monde qui réunisse les extrêmes et efface les conflits d’un couple mal assorti. Pas simple quand on est tout petit et seul. Rien de tel qu’une baleine imaginaire, un monde à soi, rond, secret, inviolable et autocratique. […] Ce qu’il avait senti alors sans pouvoir le formuler, Auden, devenu adulte, le traduira par une boutade : Maman aurait dû épouser un Italien très sexy et qui l’aurait trompée; papa, quelqu’un de plus faible qui lui aurait été entièrement dévoué. » p. 99 Thématisation de l’écriture et de la lecture : Très peu, surtout concernant les habitudes d’écriture d’Auden, ses rituels. Thématisation de la biographie : Encore très peu. Petite critique envers les autres exégètes et critiques d’Auden : « S’arrêter ici [aux seuls poèmes], comme l’ont fait tant de critiques de l’époque, tant d’admirateurs du premier Auden et de sa poésie réaliste, engagée, hautaine et agressive, pleine de malice et d’obscurs éclairs? Ou, au contraire, partir de là et marcher enfin, d’un autre pas, dans sa lumière. » p. 90. Topoï : amour, poésie, jeunesse, « la souffrance au milieu de l’indifférence qui l’isole et la redouble » p. 89 Hybridation : Poésie et biographie. Différenciation : Transposition : Autres remarques : LA LECTURE Pacte de lecture : Goffette veut faire connaître cette figure gigantesque de la poésie anglaise, et son parallèle avec la baleine, bien qu’audacieux, est une symbolisation très parlante de la vie du grand homme; il veut aussi faire redécouvrir cette idée de la froide férocité de l’espèce humaine. Attitude de lecture : Cette biographie est très peu « fictive », mais sa facture plutôt poétique qu’historique est intéressante. L’intégration des vers d’Auden au discours biographique est particulièrement originale. En somme, une biographie pertinente. Lecteur/lectrice : Catherine Dalpé