Auteur : BORER, Alain
Titre : Extrait de l’« Introduction » à l’Œuvre-vie / Arthur Rimbaud
Lieu : Paris
Édition : Arléa
Année : 1991
Pages : LXVIII-LXXXIII
Mothèmes pour le paradigme Œuvre-vie et son triangle indissociable − attitude(s)/image(s)/idée(s)
Dans ce livre qui est une énième somme sur Rimbaud − mais sans doute pas la moindre −, la tentative de Borer, déjà soulignée ailleurs (Dion, 2008, «Deux vies, une œuvre? : Rimbaud en Abyssinie d’Alain Borer»), se résume à unifier Rimbaud où et quand d’autres en ont toujours vu deux, autrement dit :
L’auteur tente donc :
1- d’incorporer totalement la correspondance dans l’œuvre puisque, de toute manière et au sens où on l’entend généralement, Rimbaud n’a jamais réalisé de son plein gré une œuvre, et
2- de prouver que le jeune Rimbaud poète et le un peu moins jeune Rimbaud négociant sont en parfaite adéquation, qu’aucune fracture issue du renoncement à refonder l’homme par la poésie, de « “changer la vie” » (p. LXXV), tâche prométhéenne s’il en est une, sépare « les deux » hommes : « La poésie fut cette formule alchimique introuvable, cette mission impossible dont il comprit la vanité ; une entreprise parmi d’autres, la plus sublime (peut-être), la seule en tout cas qui nous soit adressée. C’est lire platement la correspondance que d’opposer au poète qui parlait d’or celui qui parlera d’argent. » (p. LXXV, je souligne)
Le mot d’ordre du paradigme Œuvre-vie de Borer est donc « raccorder » (p. LXXIII). Raccorder autant la correspondance à l’œuvre que le Rimbaud #1 au Rimbaud #2 − entendre les idées, les attitudes et les comportements du premier aux idées, attitudes et comportements du deuxième. Voici l’expression la plus explicite de la tentative ou de l’hypothèse de Borer : « Aussi peut-on discerner un axe lumineux et tendu à travers le désordre d’une œuvre et les misères d’une vie : énigmatiques littéralement dans le poème, les mothèmes dans l’œuvre et la vie se comprennent dans tous les sens. L’Œuvre-Vie se perçoit sur le plan ontologique, hors du plan strictement littéraire, qu’elle englobe. […] sa vie fut comme son œuvre : un chantier abandonné sans cesse et renaissant ailleurs. » (p.LXXV-LXXVI).
Borer, dans la dernière citation, présuppose donc, avec son « dans tous les sens », que Rimbaud a fait de sa vie une œuvre et/ou une œuvre de sa vie ; la poésie n’est pas la fin, mais n’était qu’un moyen de faire œuvre de sa vie.
Les mothèmes sont des mots (des moteurs) récurrents dans l’œuvre de Rimbaud (poésie et correspondance) qui traduisent des thèmes ou des préoccupations autant esthétiques que biographiques. Ils expliquent − éclairent d’une lumière −, dans tous les sens, l’œuvre à partir du vécu biographique (traduit en comportements et attitudes), et inversement.
Les mothèmes, « désignant tout élément de l’ordre du signifiant, repérable à la fois en tout écrit de Rimbaud et dans ses comportements ou ses attitudes » (p. LXIX) établissent donc une continuité, une liaison, une cohésion sur le plan de l’attitude ou des idées du poète entre ses poèmes et sa correspondance, mais surtout entre ses écrits et sa vie où il a renoncé à la poésie.
Ainsi, les comportements et les attitudes de Rimbaud (et par extension peut-être de tout auteur) sont des éléments de l’ordre du signifiant… On pourrait croire, par exemple, selon cette idée, qu’il serait possible qu’il y ait cohérence, voire « confusion », ou incohérence entre la vie et l’œuvre d’un auteur. Comportements et attitudes d’un être humain écrivain risquent de se déplacer sur un plan philosophique, existentiel ou moral, et ainsi se transformer en idées que le lecteur retrouvera − directement ou sous la forme de présupposés non explicités − dans l’œuvre. Par exemple, la soif incoercible de liberté de Rimbaud peut s’être transmuée en une idée esthétique et ainsi avoir eu une incidence sur la forme libérée de poésie qu’il pratiquait − et cette soif de liberté mène Borer à penser qu’elle a amené le poète à se défaire de la poésie même, art dans lequel il risquait de s’emprisonner, de se statufier, de perdre toute mobilité.
Borer, en distinguant « plus généralement quatre types de relations de l’œuvre et de la vie » (p. LXXVI), donne des significations particulières aux notions d’œuvre et de vie.
La vie, pour qu’on la qualifie de vie, doit être extraordinaire. Ainsi, dans la première relation, « une vie sans œuvre » (p. LXXVI), l’individu n’a laissé au cours de sa vie ni écrit ni trace (matérielle, d’ordre culturel, scientifique ou philosophique, etc.), mais sa vie a été une « œuvre en soi, consacrée ou légendaire, dont les figures sont l’artisan parfait, le dandy, l’explorateur ou le saint… » (Ibid.) (L’artisan parfait serait celui qui a produit des chefs-d’œuvre qui pourraient être considérés comme de l’art mais qui n’ont pas été signés, donc il ne laisse pas de trace − mon interprétation. Les figures de l’explorateur et du saint sont un peu plus problématiques, puisqu’un explorateur écrit souvent un carnet de bord et le saint livre souvent sa pensée par écrit. Il y a donc ici peut-être un jugement de valeur de Borer − qui fait entorse à sa conception même de l’œuvre-vie de Rimbaud −, le critique sous-entendant que l’œuvre doit être significative, qu’elle doit se retrouver dans le haut de la pyramide des systèmes de valeurs déjà établis.)
L’œuvre sans la vie, « menée à l’exception de la vie » (Ibid.), aurait Mallarmé et Flaubert pour figures de proue (Borer donne Mallarmé, moi « j’induis » Flaubert). Cette relation s’inscrit donc par excellence dans le courant de pensée de l’art pour l’art, où on vit en retrait de la société à laquelle donc on ne prend pas part, ni dans ses écrits ni d’aucune autre façon.
Cela sous-entend encore une fois que l’œuvre, pour qu’on la qualifie d’œuvre, doit se retrouver dans le haut d’un système de valeurs déjà établi. Bref, si la correspondance de Rimbaud tend, avec Borer, à faire partie intégrante d’une œuvre, il n’en va pas de même pour toutes les correspondances. Borer s’en sauve sûrement en affirmant que Rimbaud ne fait pas partie de cette catégorie « relationnelle » ; que dans l’œuvre sans la vie, une correspondance ne peut faire intégralement partie de l’œuvre,
Tandis que dans l’œuvre-vie, cette « étrange connexité de ces deux instances, […] pour laquelle la seule perspective biographique échoue aussi sûrement que la seule analyse textuelle » (Ibid.), les deux instances sont si bien intriquées que tout ce qui relève de la trace fait partie intégrante de l’œuvre.
En somme, l’œuvre-vie est entendue de manière beaucoup plus spécieuse ou du moins restrictive que dans la problématique vie-œuvre du groupe de recherche. Les astres de ce paradigme œuvre-vie sont, en plus de Rimbaud, Van Gogh, suivi de près par Hölderlin et Maïakowski, sans oublier Antonin Artaud. Tous ces êtres d’exception ont tenté de mettre en pratique la question ironique de Mallarmé : « pourquoi ne fait-on pas de la vie plutôt que faire de l’art ? » (Ibid.)
Il y a enfin le lot des communs : ni œuvre ni vie… (Ce lot des communs peut-il comprendre les auteurs mineurs qui auraient vécu une vie minable ?)
Pour Borer, du moins c’est ce que je crois comprendre, la vie peut-être lue comme on lirait une œuvre, et c’est ainsi, je le répète, que la vie aussi est l’œuvre, qu’elle fait partie d’elle et donc ne fait pas que l’expliquer.
Borer distingue trois plans essentiels d’appréhension de l’Œuvre-vie, trois plans dont la relation forme ce que le critique nomme l’imagidaire : celui des attitudes (vie), des idées (entre-deux, repérables dans la correspondance comme dans la poésie) et des images (œuvre) : « [p]our lire l’Œuvre-vie, nous proposons d’appeler imagidaire la triple relation d’une attitude attestée […] avec une “image poétique” […] et avec ces “idées” que Rimbaud exprime et répète de toutes les façons […], triangle indissociable. » (p. LXXX)
« Dans l’Œuvre-vie tout élément est en relation signifiante. » (p. LXXVII)
La problématique de l’imagidaire peut, selon Borer, être étendue au champ poétique, et participerait donc d’un « imagidaire commun » (p. LXXX). Par exemple, l’imagidaire du « repos » ne se retrouve pas seulement chez Rimbaud mais aussi, toujours suivant Borer, chez Takuboku (jeune poète japonais né en 1885 et mort à 20 ans) et chez Blaise Cendrars.
Sur la notion d’« imagidaire » Je me demande à quel point la notion d’imagidaire n’est pas spécieuse, encore une fois, un moyen pour ne pas parler d’imaginaire, carrément, qui reviendrait pas mal à la même chose, ou encore de topoï, voire de thèmes − « [c]ette notion scolaire, toute en surface et sans profondeur, [qui] reste du côté du prédicat, et [qui] ne s’offre qu’à l’énumération. » (p. LXIX) Le thème, lui aussi pourtant, part d’une idée, d’un paradigme, pour ensuite « s’incarner » dans le texte, se dérouler dans la phrase. Il ne manque que l’attitude, car le thème sort difficilement du texte, n’a pas nécessairement à entrer en relation avec la vie de l’auteur…
Le rapport vie-œuvre :
Ce paradigme Œuvre-vie de Borer me semble adapté à (son but est) une relecture en profondeur d’un auteur dont l’œuvre a déjà été abondamment discutée et critiquée, et il suppose surtout une connaissance érudite extraordinaire et de l’œuvre et de la vie de l’auteur en question. Le critique doit connaître dans les moindres détails toute la vie, tout ce qui en a été dit, sinon il ne fait qu’adapter comme bon lui chante certaines anecdotes biographiques à ses hypothèses critiques.
Idéalement, ces hypothèses de relecture totale ne viendraient qu’après plusieurs années de recherche, la découverte bien méritée du Saint Graal à la toute fin de la vie du chercheur voire de l’aventurier…
Borer, comme Noguez, tente moins d’expliquer l’œuvre par la vie et inversement que de mettre à jour des correspondances entre la vie et l’œuvre, une cohérence entre ses deux notions présupposées ici indissociables. Cela sous-entend qu’un auteur adoptera, de son vivant, des positions esthétiques, éthiques ou politiques qui détermineront la forme, les thèmes, la philosophie de l’œuvre mais aussi que ces positions peuvent être prises dans l’œuvre et déterminer dans une certaine mesure les comportements et attitudes qu’adoptera l’auteur dans la vie − intime ou sociale, peu importe.