FRANÇOIS RICARD (2003) « Après la littérature. Variation délirante sur une idée de Pierre Nepveu », L’inconvénient, no 15, novembre 2003, p.59-77.
« Que l’on me comprenne bien : je ne dis pas qu’il n’y a plus de bons écrivains, des écrivains qui poursuivent une véritable aventure littéraire ; tout ce que je dis, c’est qu’il devient très difficile, dans les conditions nouvelles où nous sommes, non seulement de les isoler parmi la foule des autres et de les reconnaître pour ce qu’ils sont, mais même de dire pourquoi et au nom de quoi nous le faisons. » (2003 : 76)
Cet essai-article trouve son point de départ dans la recherche que menait à l’époque Biron, Nardout-Lafarge et Dumont en vue de rédiger leur anthologie : « Qu’est-ce qui a caractérisé le plus fortement l’évolution de la littérature québécoise depuis 1980? » (2003 : 59)
C’est à cette question que Ricard tente de répondre.
Ricard propose la méthodologie suivante : « Pour essayer de saisir les transformations qui ont pu se produire dans le système qui nous intéresse, la littérature québécoise, pendant les vingt ou vingt-cinq dernières années, prenons d’abord une mesure de son état final, c’est-à-dire actuel, avant de nous tourner, pour fin de comparaison, vers son état initial, tel qu’il pouvait se présenter à la fin des années 1970 ou au tournant des années 1980. » (2003 : 60)
1. État présent : 2003
Il observe l’état présent de la littérature à partir du « cahier spécial que le journal Le Devoir consacrait, à la fin du mois de janvier dernier [2003], à la saison littéraire qui commençait, celle de l’hiver et du printemps 2003. » Il commente : « Il est difficile d’être plus contemporain que cela. » (2003 : 60) Il fait alors un état détaillé de la saison littéraire : sorties, publications, événements, etc., rapportés par Le Devoir. Sa conclusion :
« Que faut-il retenir de toutes ces données, de tous ces signes? La réponse est facile, il me semble. Au niveau des tendances […], on peut observer certains phénomènes intéressants : par exemple, la nette domination du roman dans l’édition mais celle, tout aussi nette, de la poésie dans les manifestations publiques ; ou la très forte dose d’international et de mondial dans la conscience littéraire actuelle au détriment du national, du provincial et du régional ; ou encore le lien de plus en plus étroit entre la création littéraire et les devoirs civiques les plus pressants que sont, entre autres, l’antiracisme, la démocratie participative et la compassion pour les exclus ; ou même, sur le plan de la sociologie littéraire la plus concrète, la grande quantité de temps libre dont disposent aujourd’hui les fabricants de littérature, à moins que ce ne soit leur solitude de créateurs ou la peur de la page blanche (la page d’agenda notamment) qui les poussent ainsi vers tant de rassemblement, tables rondes, récitals et autres raouts. Mais plus globalement, l’on est en droit de conclure, me semble-t-il, à l’existence, dans le Québec de 2003, d’un système littéraire extrêmement actif et fécond, sûr de lui-même et débordant d’énergie. » (2003 : 64-65)
Il postule également que cet état des choses serait exclusif au Québec :
« Si ces choses étaient vérifiables, je parierais ma chemise qu’il ne se trouve aujourd’hui, dans le monde, aucun autre pays où la littérature soit aussi visible et célébrée dans l’espace public, où elle se pratique avec autant de ténacité et d’éclat, où l’on publie proportionnellement autant de romans et de poèmes et où la vie littéraire se manifeste d’une manière aussi riche, aussi bruyante, aussi euphorique et festive qu’ici. » (2003 : 65)
→ Petite hypothèse : cela pourrait-il s’expliquer par le fait que, ici, la culture est essentiellement subventionnée? Dans ces conditions, elle serait maintenue en vie quelque peu artificiellement, bien que sur une certaine volonté collective qu’il en soit ainsi… Mais ce n’est pas l’opinion de Ricard qui dira, plus loin, que tout ceci relève davantage d’une conjoncture extérieure circonstancielle et a peu à voir avec le bouleversement dont est héritière la littérature contemporaine.
2. État initial : fin des années 70, début 80
Il remarque d’emblée un contraste très grand entre ces deux périodes. (2003 : 65) Il s’agirait d’une « période assez morose pour la littérature québécoise, une période d’inquiétude et même de désarroi » (2003 : 66) – sentiment de l’« après » période d’ébullition d’œuvres et d’idées caractéristique des quinze ou vingt années précédentes : « D’où la nécessité, ressentie aussi bien par les critiques que par les écrivains, de s’arrêter pour faire le point. » (2003 : 66) Période de bilans, synthèses, etc., permettant d’affirmer l’existence de la littérature québécoise.
Le contrepoint de cela serait, selon Ricard, que « l’inventaire […] tient en partie du testament, et [que] l’on ne s’abandonne pas ainsi à l’humeur récapitulative sans admettre en même temps, au fond de soi, que ce dont on fait le bilan appartient déjà, d’une certaine manière, au passé. » (2003 : 67) Ricard se résume ainsi :
« Pour devenir en si peu de temps l’objet de tous ces ouvrages et numéros de revues, il fallait donc que la littérature québécoise telle que la voyaient alors ses commentateurs et beaucoup de ses “praticiens” […] [,] il fallait que cette littérature québécoise […] leur apparaisse en même temps comme un “corpus” plus ou moins achevé, complet, et donc en voie d’essoufflement, d’épuisement peut-être, du moins de transformation profonde. » (2003 : 67)
→ C’est une hypothèse intéressante, bien que, on pourrait aussi soumettre l’hypothèse inverse et proposer que, à cette époque, la littérature québécoise a besoin de s’affirmer, de construire son histoire dont elle prend enfin réellement conscience. Cependant, Ricard, qui était présent à l’époque, affirme : « Et tel était bien le sentiment de plusieurs à l’époque. […] Indiscutablement, la littérature québécoise en imposait, l’on ne doutait ni de sa réalité ni de sa qualité. Mais l’on n’était pas tout à faire sûr de la suite. » (2003 : 67)
* C’est ainsi que Ricard cautionne l’idée de Nepveu qui suggérait que l’on abandonne l’appellation « littérature québécoise » pour littérature « post-québécoise », qui proposait l’hypothèse de la fin de la littérature québécoise (2003 : 67-68) :
« Énoncée quelques années après le fait, elle rend bien compte, en tout cas, des raisons que l’on pouvait avoir, vers la fin des années 1970, d’éprouver cet inconfort ou ce malaise dont je parlais. Quelque chose se passait bel et bien, un épilogue, la conclusion d’une époque, et l’entrée dans un espace suffisamment différent de celui d’où l’on sortait pour que les balises au milieu desquelles avait évolué jusque-là la littérature québécoise paraissent de plus en plus indistinctes et soient bientôt presque complètement perdues de vue. Sans que personne le sache sur le moment, la littérature québécoise – d’aucuns diraient : une certaine littérature québécoise – touchait à sa fin ou en tout cas, pour reprendre le titre de l’essai de Pierre Nepveu, au “commencement de sa fin”. » (2003 : 68)
3. Constat(s) sur la littérature actuelle
A) Rupture et mort de la littérature québécoise :
Il y aurait donc une rupture importante – incontestable – au tournant de 1980 :
« [L]a période qui nous intéresse ici et que l’on peut qualifier, comme le suggérait Nepveu, de “post-québécoise”, dans la mesure où ne s’y continue pas, ne serait-ce que sur le mode de la “rupture”, du “dépassement” ou de la “contestation” – ces facteurs de continuité dont l’histoire littéraire moderne est coutumière – la littérature québécoise des décennies précédentes,mais où celle-ci, plutôt, est devenue une référence de plus en plus abstraite, un cadre, une étiquette, une matière à bilan, peut-être un simple souvenir ou une caution rassurante. Pour le dire dans une formule un brin provocatrice, la littérature dans le Québec d’après 1980, si l’on suit Nepveu, serait une littérature d’où la littérature québécoise se serait absentée. » (2003 : 69)
Donc, il n’y aurait plus rien de québécois dans la littérature québécoise – la notion de « nationalité » serait « dépassée » en quelque sorte.
B) Mort de la littérature elle-même :
Cependant, Ricard pousse encore plus loin que Nepveu en émettant l’hypothèse suivante : « Et si ce qui se donne et se manifeste si bruyamment comme littérature dans le Québec d’aujourd’hui était en fait une littérature d’où la littérature elle-même se serait absentée […]? » (2003 : 69)
Selon lui, le malaise de la fin des années 1970 est un malaise généralisé : « Ce temps […] est traversé par une certaine perplexité à l’égard de la littérature québécoise. Mais ce qui alimente cette perplexité et la justifie, c’est une perplexité encore plus profonde et généralisée envers la notion même de littérature, qui fait alors l’objet […] d’une critique extrêmement virulente et radicale, comme s’il n’y avait rien eu de plus pressé que de délivrer l’humanité de ce vieux fétiche et de toutes les mystifications à travers lesquelles il avait exercé depuis trop longtemps une autorité qui n’était, on en était maintenant persuadé, qu’un prestige usurpé, une imposture, voire une forme d’oppression à quoi le temps était venu de mettre fin. » (2003 : 69-70)
Il met cela sur le compte des intellectuels de l’époque – les littérateurs eux-mêmes et non plus un pouvoir extérieur comme avant (et le berceau de cela est bien sûr la France…). Il qualifie cela d’ « autocritique » et, plus fortement encore d’« autodépréciation, [d’]autoflagellation de la littérature par elle-même[.] » (2003 : 70-71).
Cette autocritique aurait été encore plus marquante au Québec, dans le contexte « lyrique » des années 70 et dans le contexte « hyper-lyrique » du Québec des années 70 : elle « se manifestait avec une intransigeance et une jubilation sans précédent, et – vu l’exiguïté de notre milieu – dans une unanimité qu’on ne retrouverait pas au même degré ailleurs. » (2003 : 71)
C) Nostalgie d’une époque qui n’est plus :
Cela aurait marqué irrémédiablement la littérature, mais plus encore la littérature québécoise : « Pour ma part, je suis de plus en plus porté à penser que cette fureur “démystificatrice”, si frivole qu’elle puisse paraître à distance, n’a pas été seulement un épisode parmi d’autres de l’histoire littéraire récente, un moment d’ivresse passagère, mais au contraire un tournant majeur, et même plus qu’un tournant : une véritable fin. » (2003 : 71)
À propos des diverses « retours » qui marquent la littérature contemporaine : « Or tous ces revivals ont beau être sympathiques, on ne revient pas de la mort. Ou plutôt, on en revient, mais comme un “revenant” justement, c’est-à-dire le spectre d’un être qui n’est plus. » (2003 : 72)
4. Le concept de « post-littérature »
Selon Ricard, ce ne serait pas tant les années 80 (post-référendaire) qui seraient responsables de l’état actuel de la littérature, mais bien ce qui les a précédé : « Au Québec, la période littéraire qui commence vers 1980 et s’étend jusqu’à aujourd’hui est précédée par une dizaine d’années de remise en question, voire de démolition pure et simple. » (2003 : 72) – C’est alors « la littérature elle-même comme art et comme tradition » (2003 : 72) qui est remise en question et dont hérite la période actuelle.
Définition de « post-littérature » : « littérature d’après la littérature, d’après que la littérature – comme “projet” et comme tradition esthétiques – a perdu le droit et le pouvoir d’exercer sur l’écriture, […] son emprise régulatrice, hiérarchisante et, surtout, inhibitrice. » (2003 : 73) – « Disparition de cet obstacle le plus redoutable à la création littéraire qu’[est] l’idée ou l’idole de la littérature. » (2003 : 75) Ce serait alors une toute nouvelle conception de la littérature qui émerge à l’époque contemporaine : la littérature non plus comme un monument devant lequel peu ont de chances de briller (si ce n’est au terme d’un long combat), mais au contraire comme une sorte de « démocratisation » de la littérature où chacun a droit de cité . Insistant sur le fait qu’il ne s’agit que d’une hypothèse dénuée de jugements de valeur, Ricard affirme tout de fois volontiers que « notre compréhension de ce qu’on appelle la littérature québécoise contemporaine gagnerait à recourir au moins provisoirement à une telle hypothèse, si délirante et farfelue qu’elle paraisse. » (2003 : 74)
Se refusant à l’étoffer davantage, il propose toutefois trois pistes de lecture pour comprendre cette « post-littérature » :
1) Elle serait un espace de liberté, de foisonnement, où tout et chacun peut écrire, publier, participer à la littérature. (Ce qui sous-entend une perte de qualité.) – ce ne serait donc pas la conjoncture socio-politique actuelle et la mondialisation qui serait responsable de cette démocratisation de la littérature, mais bien la mise à mort de la littérature.
2) Il n’y aurait plus vraiment de hiérarchie établie en fonction de la qualité littéraire et artistique des œuvres, mais une hiérarchie établie en fonction de facteurs commerciaux ou idéologiques qui n’ont rien à voir avec la littérature elle-même. Dans ces conditions, les « bons écrivains » auraient du mal à se détacher du lot – et, surtout, la question se poserait de l’utilité de les distinguer : « Que l’on me comprenne bien : je ne dis pas qu’il n’y a plus de bons écrivains, des écrivains qui poursuivent une véritable aventure littéraire ; tout ce que je dis, c’est qu’il devient très difficile, dans les conditions nouvelles où nous sommes, non seulement de les isoler parmi la foule des autres et de les reconnaître pour ce qu’ils sont, mais même de dire pourquoi et au nom de quoi nous le faisons. » (2003 : 76)
3) Elle serait bouillonnante en surface (festivals, associations, militantisme, etc.), mais une grande paix y règne à l’intérieur, c’est le « repos du guerrier [ :] Finies les avant-gardes, finies les écoles littéraires, finies les polémiques et les imprécations. » (2003 : 76) Ainsi, tous seraient isolés – même s’ils tentent de combattre cet isolement – mais dans un sens positif, car ils sont leur propre chef. Ils seraient aussi désengagés du point de vue de la littérature (alors qu’ils s’engagent fermement sur tous les autres fronts).
Conclusion :
La littérature se survit comme une ombre ou un fantôme (reprise de l’idée de Nepveu) – Ricard espère que son hypothèse fera du chemin (2003 : 77); il serait en tout cas très intéressant de la soulever dans le collectif à venir.
Ricard conclut joliment : « …si la littérature était historique et mortelle, son fantôme, lui, est, comme tous les fantômes, il a l’éternité devant lui. Écrire après la littérature, je crois, c’est écrire comme un fantôme au milieu des fantômes. » (2003 : 77)
Notes de synthèses :
o Cet article est extrêmement riche et intéressant et devrait, ce me semble, être interrogé dans la première partie du collectif. Il est intéressant pour plusieurs raisons :
1/ D’abord, bien sûr, à cause de l’hypothèse qu’il présente, soit la disparition de la Littérature dans la littérature actuelle, le concept de « post-littérature » qui expliquerait la vitalité de la production actuelle mais ne garantirait pas, bien au contraire, sa qualité et compliquerait de surcroît le travail des critiques qui se trouvent aux prises avec un foisonnement (presque inquiétant) d’œuvres.
2/ Ensuite, il confirme en quelque sorte certaines de mes hypothèses de recherche, surtout celle concernant Nepveu et l’impact important que son essai aura sur l’appréhension, la compréhension et la définition de la littérature québécoise contemporaine. En fait, tout semble attester que Nepveu avait raison, mais, en même temps, il est certain que sa lecture est une interprétation qui en a influencé d’autres. Elle aura, à tout le moins, préparé le terrain à la réception critique de la littérature québécoise contemporaine qui sera de moins en moins perçue comme « québécoise » (c’est-à-dire spécifique).
3/ Finalement, il touche de biais un point intéressant par rapport à l’histoire et à la notion de contemporain : Audet (2009) souligne que le contemporain est ce qui échappe à l’histoire et j’émettais l’hypothèse, dans ma fiche, que si on lit le présent à partir du passé, on pourrait avoir tendance à chercher ce qui rompt ou ce qui continue, plutôt que ce qui pourrait être nouveau ou différent disons. Les remarques et propositions de Ricard, dans la mesure où elles postulent comme Nepveu la « mort de la littérature québécoise », rendraient ce contemporain québécois encore plus difficilement saisissable, parce qu’il serait non pas une continuité mais le début de quelque chose, soit ce qu’on pourrait appeler une littérature sans la nation et sans la littérature et qui ne vit que sous un mode fantomatique.
o Comme il s’agit d’un article – mais aussi et surtout parce que sa posture me semble elle-même plus sociologique que littéraire –, je ne tiens pas à l’inscrire dans une « génération » en particulier. Cependant, il est évident que Ricard est non seulement tout à fait « 3e génération », mais que, en plus, il signale les grandes lignes de cette façon de concevoir et de penser la littérature contemporaine.
o J’ai quelques fois souligné que la frontière de 1980 n’était pas si évidente que cela pour les critiques, mais Ricard fait partie de ceux qui cautionne sans le moindre doute l’importance de la rupture de 1980. Il est même un des premiers, ce me semble, qui tente de l’expliquer de façon aussi fouillée.