Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, «Cinquième partie. Le décentrement de la littérature (depuis 1980)», dans Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007, p. 529-626. [Josée Marcotte]
Histoire de la littérature québécoise - Table des matières
Baroque (552) = fragmentation (552) ; discontinuité (552) ; éclatement contemporain (535) ; roman de l'excès (552) ; roman gigogne / roman composite (553)
La période contemporaine est désignée comme post-moderniste (littérature postmoderne ; 532), les œuvres littéraires se détachant de la tradition de la rupture ayant marquée la modernité (533) ; la littérature - décentrée face à l'Histoire, à l'histoire littéraire, à la France, à la religion catholique, par rapport à la nation - ne se sent « nul devoir face à l'avenir et nulle dette face au passé» (533).
Les romans baroques se caractérisent par leur «architecture complexe» (552) d'une grande liberté formelle. Héritiers du formalisme, ils présentent les manipulations narratives les plus diverses - dont la fragmentation et la discontinuité (552), la multiplication des intrigues (558), le carnavalesque (558), la multiplication des voix narratives / polyphonie romanesque (552), l'autoreprésentation, un ludisme et un goût pour l'intertextualité (552) - souvent «sur fond de violence et de chaos» (552). Le «roman de l'excès» et le «roman gigogne / composite» entrent dans la catégorisation «baroque».
- Roman gigogne ou roman composite («récits brisés», p. 555) : roman désigné comme tel, soit à cause de la multiplication des voix narratives (par exemple, La vie en prose de Yolande Villemaire, 1980), soit à cause de la multiplication des trames narratives (par exemple, L'obéissance de Suzanne Jacob, 1991).
- Roman de l'excès : la terminologie «roman de l'excès» désignerait plutôt une «thématique» de l'excès - par exemple, la violence et le désordre de la ville (556).
Trois icônes retenues : Suzanne Jacob, Gaétan Soucy et Nicolas Dickner.
Suzanne Jacob : «Ses romans se construisent, de plus en plus, sous la forme de puzzles avec des récits brisés dont le lecteur découvre malgré tout la cohérence.» (555)
Gaétan Soucy : «L’écrivain le plus follement baroque de cette période demeure toutefois Gaétan Soucy […] L’Immaculée Conception (1994) : personnages hébétés de douleur, faits divers troublants, cadre stylisé, scènes de carnaval et de profanation, mais aussi clins d’œil à la littérature, goût de l’allusion cryptée, multiplication des intrigues que relient entre elles de mystérieux objets, narration brisée par des retours en arrière.» (558)
Nicolas Dickner (le réel vécu comme perte de repères) : «L’écriture se laisse envahir par tout ce qui l’environne. Il s’agit de coller au monde des signes, mais en même temps d’ouvrir ce monde à des univers de sens inattendus, notamment par le télescopage du passé et du présent. Tout fait signe, tout est soluble dans l’écriture romanesque. D’un compas légèrement défectueux jusqu’au dépotoir d’ordinateurs, le roman est une collection de choses hétéroclites, de curiosités postmodernes ou de vieilleries inutiles qui deviennent les emblèmes d’un monde surchargé ou rien d’original n’existe, où tout est indéfiniment recyclable. Le plus étrange est finalement que le personnage parvient, sans cynisme ni révolte, à reconnaître pour sien ce monde où même les compas semblent avoir perdu le nord.» (560)
L’atomisation est attribuée à «l’ère du pluralisme» contemporain (531) - la «tentation du baroque» (552) ; il s’agit alors d’une réponse face au réel lui-même éclaté :
«[…] [C]e roman “postmoderne” cherche moins à rompre avec des modèles anciens qu’à s’ouvrir aux formes narratives les plus diverses, celles qui s’accordent avec le pluralisme contemporain et qui n’excluent pas un certain retour au réalisme traditionnel. Un tel élargissement du spectre permet de multiplier les niveaux de lecture, de brouiller les frontières entre la réalité et la fiction, entre la culture légitime et la culture triviale, entre l'originalité et l'imitation, entre le vrai et le faux. La fragmentation, la discontinuité, l’éclatement du sens constituent ici un mode naturel, une façon d’être propres à une génération d’individus qui doutent sans cesse de la place qu’ils occupent dans le monde. Chacune de ces fictions exacerbe la perte du sens de l’histoire, l’immersion dans un présent désordonné, l’effritement des liens sociaux, l’hétérogénéité des référents culturels et l’aspect de plus en plus énigmatique du réel.» (552)